Torhüser but une gorgée d’eau puis poursuivit. « Des milliers de personnes en Allemagne ont besoin d’une dialyse, beaucoup d’entre eux quotidiennement. La plupart des centres de dialyse ne sont pas équipés pour un cas comme celui-ci. Ce sont des cabinets privés qui envoient alors leurs patients à l’hôpital. On ne peut y accueillir que les cas les plus lourds. Ce sont des centaines, des milliers même de catastrophes humaines qui prennent forme. »
Michelsen se mordit la lèvre inférieure. Voilà quelques années, elle avait assisté, avec un désespoir impuissant, au décès d’une amie souffrant d’une maladie nerveuse incurable. Que cette détresse devait être terrible pour les patients et leurs entourages, sachant qu’il y avait des moyens pour guérir, mais qu’ils n’étaient pas opérationnels ! Torhüsen ne prenait pas de gants.
« Les maisons de retraite et de convalescence vont faire face à un pic de décès — pardonnez-moi, mais il n’y a pas d’autre mot. Pour peu que ces établissements soient équipés de systèmes de secours, leurs réserves seront bientôt vides. On peut en imaginer les conséquences. Quelqu’un d’entre vous a-t-il un des membres de sa famille dans un tel endroit ? »
Il parcourut l’assistance du regard. Bien sûr, il n’y eut aucune réponse, mais le silence en disait long sur le désarroi des personnes présentes.
« L’alimentation artificielle ne fonctionne pas, de même qu’aucun autre appareil médical, comme ceux permettant le prolongement artificiel de la vie. Plus de cuisine, plus d’approvisionnement en vivres ni en eau. Laver les pyjamas et les lits est impossible, les conséquences en termes d’hygiène deviendront vite insupportables dans ce cas aussi. Sans chauffage, les chambres seront froides sous quelques heures. Nombre de patients ne peuvent bouger seuls. Les ascenseurs ne marchent plus non plus, les transferts s’avèrent compliqués. De même que pour les médecins, de grandes parties du personnel ne peuvent se rendre au travail. Ceux qui restent sont débordés.
— Mon Dieu », murmura-t-on.
Du coin de l’œil, Michelsen essaya de voir d’où provenait ce soupir. D’après les visages blêmes, ce pouvait être n’importe qui dans la salle. Jusqu’alors, aucun d’eux ne s’était encore fait une représentation si crue des conséquences du black-out, dans toute leur violence. Et ils n’en étaient qu’au début.
« Nous avons besoin de tout un arsenal de mesures pour assurer au moins le ravitaillement rudimentaire de la population et des malades les plus graves. Et nous en avons besoin séance tenante. Entre autres la mise sur pied de centres médicaux de secours, de décrets pour délivrer des médicaments et tout le soutien que nous pouvons obtenir des unités de santé de l’armée. Il y a des plans pour ce genre de situation. Merci pour votre attention. Rolf ? »
Torhüsen s’assit. Deux places plus loin se leva Rolf Viehinger, à la tête du département de la sécurité publique du ministère de l’Intérieur.
« Les crises, commença-t-il, réveillent souvent le meilleur de chaque être humain. Au cours des dernières quarante-huit heures, on a pu observer une immense vague de solidarité sociale. Des hommes en aidaient d’autres, qu’ils ne connaissaient ni d’Ève ni d’Adam, lorsqu’ils étaient dans le besoin. Le volontariat auprès des services de secours, la Croix-Rouge, les pompiers et tous les autres, l’un des plus importants piliers allemands en cas de catastrophe, fonctionne formidablement bien, alors même que ceux qui s’y impliquent doivent également prendre soin de leurs propres familles. On observe ce phénomène en permanence, repensons à la crue de l’Oder il y a quelques années. Mais ne nous faisons pas d’illusions. Plus longtemps durera cet état, plus les structures seront affaiblies. Pour l’exprimer avec une devise du MI5 anglais : “quatre repas avant l’anarchie”.
— Je croyais, s’immisça le ministre des Affaires étrangères, que de nombreuses communautés étaient autonomes en énergie. Certaines produisent même davantage de courant qu’elles n’en consomment.
— L’autosuffisance énergétique, dans presque tous les cas, ne signifie pas l’indépendance énergétique, mais une indépendance économique, expliqua le secrétaire d’État Rhess. Certes, ces communautés produisent peut-être plus d’électricité qu’elles n’en ont besoin. Ça signifie que lorsque tout fonctionne, elles n’ont pas besoin d’acheter du courant. Mais elles livrent le leur dans les réseaux traditionnels dont elles dépendent. Lorsque ce réseau ne fonctionne plus, leur production d’énergie ne leur est d’aucune utilité, puisqu’elles ne peuvent établir de microréseau stable.
— C’est-à-dire qu’elles peuvent produire du courant, mais non le distribuer aux utilisateurs ? demanda le ministre, incrédule.
— Tout à fait. C’est la même chose pour les grandes centrales, confirma Rhess. Mais nous vous avons coupé la parole, monsieur Viehinger. Poursuivez, je vous prie.
— Bien entendu, tous les congés sont suspendus pour les services de sécurité. Malgré tout, nous aurons besoin du soutien de la police fédérale et de l’armée.
— Civils ou militaires également ? s’enquit la ministre de l’Environnement, de l’Écologie et de la Sûreté nucléaire.
— En fonction de l’évolution de la situation, répondit sèchement le ministre de l’Intérieur.
— Merci pour vos exposés, fit le chancelier. Monsieur le ministre de l’Intérieur m’expliquait précisément que nous n’étions pas encore prêts. Je vous propose donc une courte pause. Dégourdissons-nous les jambes et reprenons dans dix minutes. »
Tout le monde se leva dans un brouhaha général, les fumeurs se hâtèrent vers les ascenseurs pour pouvoir fumer dehors. Personne n’utilisa son téléphone portable, remarqua Michelsen, ce qui aurait été normalement le cas dans de tels moments. Tous avaient bien compris que les réseaux de téléphonie mobile ne fonctionnaient plus.
« Qu’en penses-tu ? lui chuchota Torhüsen.
— Ils sont sous le choc, j’ai l’impression, répondit Michelsen, à voix basse également. »
Les membres du cabinet et les ministres, la mine grave, discutaient en groupes, certains avec calme, d’autres plus agités. Michelsen entendait des mots tels « lois d’urgence » et « chute de tension ».
Paris
Shannon avait traversé la ville, en passant par l’île de la Cité, jusqu’à la gare du Nord, d’où partaient les bus. Les lampadaires, les feux de circulation et l’éclairage de la plupart des bâtiments ne fonctionnaient pas. L’essentiel de la lumière provenait des phares automobiles. Peu après vingt-deux heures, elle atteignit la gare. Là aussi régnait une obscurité quasi totale, seuls quelques dispositifs de secours scintillaient. Dans les entrées de la gare s’amassaient une foule de gens. Dans un sombre demi-jour, les voyageurs échoués ici avaient transformé le lieu en un immense abri de fortune. Partout, des personnes assises ou allongées à même le sol. Des enfants qui geignaient et pleuraient. Dans l’air, malgré le froid, une odeur de moisi, avec parfois des relents de matières fécales.
Les écrans avec les horaires d’arrivée et de départ étaient noirs. Shannon joua des coudes dans le hall de la gare jusqu’à trouver un panneau sur lequel elle put déchiffrer difficilement le pictogramme des bus. Elle suivit la flèche, dut ressortir du bâtiment pour arriver enfin sur un parking où s’alignaient les cars. Entre les véhicules, des gens qui cherchaient ou qui attendaient avec leurs bagages. Dix minutes plus tard, elle avait trouvé celui qui ralliait La Haye.
« Oui, La Haye, répondit le chauffeur à sa question.
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