Certains pays hachurés de la carte passèrent dans le rouge. Les participants à la réunion poussèrent des cris d’effroi et de consternation.
« De nombreux réseaux relancés en urgence se sont écroulés ensemble. Ce qui passait d’abord pour un malheureux accident dans chacune des centrales européennes s’est rapidement transformé en l’image que vous avez là. Mesdames et messieurs, on attaque l’Europe. »
Le silence se fit dans la salle.
« On sait qui ? finit par demander un homme à l’autre bout de la table.
— Non, répondit Bollard. Les gestionnaires de réseaux ont pu identifier les compteurs dans lesquels les codes ont été introduits. Il y en avait en tout trois dans chaque pays. »
Bollard montra des images émanant probablement des autorités italiennes et suédoises.
« Les habitants concernés ont affirmé unanimement avoir reçu la visite d’employés des compagnies d’électricité. Après des doutes, on a fini par les croire. Grâce à eux, on est en train d’établir les portraits-robots de ces soi-disant employés. Les administrations de chaque pays ont également eu des difficultés pour recueillir les données des locataires dans les appartements vides, dans la mesure où l’alimentation en énergie des banques de données nécessaires était coupée. Il a donc fallu mettre en œuvre des générateurs de secours. Quoi qu’il en soit, les enquêtes en cours seront chaque jour plus difficiles à cause du black-out. Je prie particulièrement les officiers de liaison en poste dans les différents États de collaborer étroitement avec nous. Les opérations en solitaire, face à une menace concernant toute l’Europe, n’ont pas de sens.
— Si cela devenait public…, soupira un homme à la gauche de Manzano.
— Ça n’est pas à l’ordre du jour », tempéra Bollard.
Devant la salle de réunion, Manzano attendait le fonctionnaire.
« Vous le pensiez sérieusement ? lui demanda-t-il.
— Quoi ?
— Qu’on ne dira pas aux populations à quoi elles doivent s’en tenir.
— On informera les populations en leur disant que la panne durera quelques heures encore, quelques jours dans certaines zones. Tout ce qui concerne une attaque pourrait créer une panique.
— Mais ça ne sera pas seulement quelques jours dans quelques zones ! »
Bollard le regarda avec insistance, puis il prit la direction de son bureau. Manzano le suivit. Il avait encore quelque chose à dire.
« Les logiciels pour diriger et faire fonctionner les réseaux électriques et les centrales sont très complexes, premièrement, et très spécialisés, deuxièmement. Il n’y a sur terre que quelques entreprises en mesure de livrer de tels systèmes. On a déjà parlé de Stuxnet. Y aurait-il un problème pour établir la liste de toutes les centrales, de tous les gestionnaires de réseaux et de toute entreprise en lien avec l’énergie rencontrant des difficultés ? De même que la liste de tous leurs fournisseurs de logiciels ?
— Je vais voir ce que je peux faire. »
Paris
Bien entendu, l’ascenseur de l’immeuble de Shannon fonctionnait aussi peu que les transports publics. Épuisée, elle gravit les escaliers pour rejoindre son appartement. Au moins, elle avait de nouveau chaud.
Une fois parvenue sur son palier, elle vit les valises et les bagages devant la porte de ses voisins. Bertrand Doreuil posait un sac supplémentaire avec les autres. Avant sa retraite, cet homme grand et mince, aux cheveux gris clairsemés, avait été haut fonctionnaire au sein d’un ministère. C’est ce qu’avait appris Shannon, qui le tenait en outre pour un homme à la conversation intéressante et un voisin serviable.
« Bonsoir, monsieur Doreuil. Vous fuyez ? demanda-t-elle en riant. Je peux comprendre. »
Doreuil la regarda avec irritation.
« Ah, non ! Nous partons quelques jours chez les beaux-parents de notre fille. »
Shannon regarda les bagages. Selon elle, il n’y en avait pas pour quelques jours seulement, mais pour un tour du monde.
« Alors vous avez un sacré paquet de cadeaux ! Espérons qu’il y a de l’électricité là où vous allez. »
Derrière lui apparut sa femme.
« Ah ! Les Bollard se chauffent au bois si nécessaire. Et lorsqu’ils veulent manger, ils tuent une de leurs poules », plaisanta-t-elle.
Son époux sourit amèrement.
« Je reviens justement d’une conférence de presse au cours de laquelle un responsable expliquait que tout serait bientôt rentré dans l’ordre.
— Sans aucun doute, fit à voix basse Mme Doreuil.
— C’est en tout cas ce que prétendait l’homme avant une nouvelle coupure. Votre fille ne voudrait pas aller avec vous dans sa belle-famille ?
— Si, mais ils ont dû reporter leur voyage à cause de la panne. Et mon gendre ne peut quitter La Haye en ce moment. »
Son mari lui adressa un regard sévère. Annette Doreuil esquissa un sourire incertain et se tourna de nouveau vers Shannon. « Ah, auriez-vous la gentillesse de relever notre courrier ? »
Peu à peu, toutes les phrases commençaient par des « ah ». Ce tic ne ressemblait pas aux Doreuil, d’habitude si maîtres d’eux-mêmes.
« Mais bien sûr ! » fit Shannon en essayant d’être aussi naturelle que possible, tandis que les pensées se bousculaient dans sa tête. Elle avait rencontré à plusieurs reprises le gendre des Doreuil. Si ses souvenirs étaient bons, il occupait un poste important à Europol, dans le domaine de la lutte antiterroriste. Pourquoi cet homme ne pouvait-il prendre quelques jours de congé alors qu’il s’agissait d’une panne de courant ? Et pourquoi Doreuil avait-il lancé ce regard si insistant à son épouse lorsqu’elle avait abordé le sujet ? L’instinct de journaliste de Shannon était aux aguets.
« Et comment va votre fille ? demanda-t-elle.
— Chez eux, pas d’électricité non plus, mais elle se porte bien. Nous n’avons eu que notre gendre aujourd’hui…, répondit Mme Doreuil.
— Chérie, l’interrompit son mari, je crois que nous n’avons rien oublié. Nous devrions partir pour ne pas arriver trop tard. »
Shannon remercia le ciel que ni leur propriétaire ni ses colocataires n’aient investi dans un téléphone dernier cri. Elle put ainsi joindre sa rédaction, après quelques tentatives infructueuses, grâce au téléphone fixe. « Il y a quelque chose derrière tout ça », assura-t-elle à Laplante non sans insistance. Turner n’était pas joignable. « Informes-en la correspondante de Bruxelles.
— Injoignable.
— Alors j’irai moi-même à La Haye. En voiture, j’y suis dans cinq heures.
— Je croyais que tu n’avais pas de voiture.
— C’est le problème… je pensais que tu pourrais…
— Et comment je rentre chez moi ? Comment je vais au bureau ? Alors que les transports en commun ne marchent plus.
— Peut-être que la chaîne pourrait me prêter un véhicule…
— Pour une idée aussi vague ? Hors de question.
— Ça ne vous intéresse donc pas ?
— Je peux encore tenter de joindre notre correspondante pour le Benelux.
— D’ici là, tout sera fini… »
Elle raccrocha.
Elle prépara un sac marin qu’elle remplit de vêtements chauds. Puis elle ajouta ses deux caméras numériques, toutes les batteries et les chargeurs qu’elle trouva, ainsi que son ordinateur portable. Elle enfila sa doudoune et d’épaisses bottines, prit son sac sur l’épaule, regarda une dernière fois autour d’elle avant de quitter l’appartement.
La Haye
« Que fabrique-t-il ? »
Bollard n’avait que furtivement frappé à la porte et n’avait pas attendu qu’on l’y invite pour entrer dans la chambre d’hôtel. La pièce se distinguait des autres en raison des piles d’équipement électronique envahissant le bureau. Sur trois petits écrans, on voyait des images en noir et blanc d’une autre chambre. Sur celui du milieu on reconnaissait Manzano, assis sur son lit, l’ordinateur sur les genoux. Il avait l’air de lire avec concentration. De temps à autre, il tapait rapidement au clavier.
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