Marpeaux se demanda s’il pensait à EDF, aux institutions ou aux deux. L’incident intervenait au pire moment. Ni la télévision ni la radio ne leur permettraient de faire connaître aux populations concernées les informations et les procédures de sécurité. Ce qui, peut-être, était aussi bien, tant qu’il n’y avait aucune absolue nécessité. Marpeaux était bien davantage ennuyé par le fait qu’ils n’avaient aucune idée de ce qui se passait à l’intérieur du réacteur. Depuis une heure, ils agissaient presque en aveugle.
La Haye
L’hélicoptère avait déposé Manzano et Angström à l’aéroport militaire d’Innsbruck, d’où un petit jet les avait conduits à La Haye. Un officier de liaison d’Europol avait embarqué avec eux.
Lorsqu’ils débarquèrent de l’appareil aux Pays-Bas, ils furent accueillis par un vent froid et une pluie battante. Au pied de la passerelle de l’avion les attendait un homme dans un sombre manteau d’hiver. Il avait des cheveux courts, roux foncés, qui commençaient à s’éclaircir. Manzano ressentit son regard attentif. C’était François Bollard.
« Qu’avez-vous à la tête ? »
Manzano devait prendre en considération qu’on lui poserait de plus en plus souvent cette question. Peut-être devait-il trouver une réponse amusante. Mais il n’était pas d’humeur à badiner.
« Un feu de la circulation en panne, répondit-il.
— Si ce n’était qu’un seul… On va d’abord vous conduire à votre hôtel, monsieur Manzano. Il est à côté de mon bureau. Dans deux heures, il y a une première réunion à laquelle vous devez assister. Concernant la suite du voyage de Mlle Angström pour Bruxelles, nous lui avons trouvé une voiture. Elle se trouve déjà devant l’hôtel. »
Manzano regretta de devoir renoncer à la compagnie de Sonja. Il avait appris à apprécier ses manières directes et sans ambages. Par ailleurs, elle savait écouter et avait de l’humour.
« Si vous travaillez avec nous, vous voudrez sans doute utiliser votre ordinateur, dit Bollard. Par ailleurs, nous avons besoin des nôtres. Bien entendu, nous devons nous assurer que le vôtre n’est pas infecté. Ça vous va ? »
Manzano hésita.
« Puisqu’on est dans la même galère… », approuva-t-il enfin.
Ils roulèrent dans des rues bordées de belles et vieilles demeures rappelant la richesse passée de la cité hollandaise. C’était la première fois que Manzano venait aux Pays-Bas. Ils firent halte devant un bâtiment récent et sans âme. « Hôtel Gloria », était-il écrit au-dessus de l’entrée.
« J’ai une question un peu osée, entreprit Angström, ça me gêne… Puis-je t’accompagner dans ta chambre pour me doucher ? Dans mon appartement de Bruxelles, ça me sera sans doute impossible.
— Bien sûr », répondit Manzano, se réjouissant à l’idée que leur séparation soit retardée. Bollard donna à Manzano un plan de la ville et lui montra le chemin pour gagner le bâtiment d’Europol.
« Présentez-vous à l’accueil, on viendra vous chercher. »
Pendant que Manzano défaisait ses maigres bagages, Angström disparut dans la salle de bain. Il examina les prospectus de l’hôtel et écouta la douche couler. Il laissa rapidement vagabonder son imagination, puis alluma la télévision. Sur certaines chaînes, l’écran restait noir ou comme enneigé. Il trouva une chaîne d’informations en anglais.
Une journaliste dans un manteau en coton se tenait devant une grande halle. Derrière elle officiaient des hommes en combinaisons blanches.
« … ils commencent à se gâter. J’ai froid dehors, il ne fait que neuf degrés. Mais après plus de vingt-quatre heures sans courant, ce n’est pas pire que dans la chambre froide derrière moi. »
La caméra passa sur elle pour s’arrêter sur une grande porte coulissante ouverte qui laissait voir l’entrepôt. Des cartons alignés sur des palettes s’accumulaient sur de hauts rayonnages.
« Cet entrepôt appartient à l’une des plus grosses entreprises agroalimentaires du monde. Y sont stockées environ deux mille tonnes de denrées alimentaires, pour une valeur de plusieurs millions d’euros. Les marchandises entreposées ici sont maintenant impropres à la consommation. Et ce n’est qu’un de leurs nombreux sites dans toute l’Europe. Peut-être les habitants d’Europe du Nord et d’Europe centrale se plaignent-ils qu’il fait bien plus froid chez eux qu’ici, en Grande Bretagne. L’aspect positif est que la chaîne du froid ne se rompt pas et que les denrées périssables restent consommables, même sans courant. Mary Jameson, Douvres. »
Angström sortit de la salle de bain en jean et pull-over.
« Ah ! Qu’est-ce que ça fait du bien ! Quoi de neuf ?
— Rien de plus que nous ne sachions déjà. »
Elle prit son sac de voyage.
« Je file. »
Manzano éteignit le téléviseur et l’accompagna à la réception.
Elle le regarda, l’air grave. « Bonne chance », fit-elle avant de le prendre dans ses bras.
« Toi aussi », répondit-il en faisant de même. Peut-être l’étreinte dura-t-elle plus longtemps qu’un simple au revoir entre deux personnes qui venaient de se rencontrer.
« Lorsque tout sera fini, nous boirons un verre ensemble, hein ? » proposa-t-elle lorsqu’ils se séparèrent. Il remarqua que son sourire était forcé.
Elle lui tendit une carte de visite. Elle avait noté au verso son adresse et son numéro de téléphone personnels.
Elle monta dans la voiture et lui adressa un signe de la main. Manzano voyait ses cheveux blonds à travers la lunette arrière. Avant que l’auto ne disparaisse au coin de la rue, elle se retourna une dernière fois. Manzano sentit sa gorge se nouer. Puis la rue resta vide.
La pluie tomba plus drue.
Paris
« Bien. Qu’est-ce que nous avons ? »
Blanchard épongea la sueur de son front. Il avait rassemblé les spécialistes logiciels dans le centre de contrôle informatique du CNES : une dizaine d’hommes se tenaient nerveusement devant leurs ordinateurs portables, reliés par un réseau de câbles.
« Nous avons une infection sévère dans le système », commença Albert Proctet, le directeur IT, un homme assez jeune affichant une barbe de trois jours et portant une chemise colorée.
« Une infection ? hurla Blanchard. Qu’est-ce que ça veut dire, une infection ? » Remarquant qu’il avait parlé trop fort, il se reprit. « Nous sommes équipés de l’un des meilleurs systèmes de protection de France. C’est bien ça ? Et vous me dites que nous avons été infectés ? »
Proctet haussa les épaules. « Je ne vois pas d’où viendraient les chutes du réseau, autrement. Nous sommes en train de passer nos systèmes à l’antivirus. En vain, pour l’instant. Ça va encore durer un moment.
— Hors de question ! » Blanchard éleva de nouveau la voix. « Il y a quelques heures, j’étais là, à l’extérieur, à louer la fiabilité des réseaux français ! Le monde entier se fout de notre gueule. À quoi bon claquer des millions pour ces systèmes si le premier imbécile venu peut y pénétrer et les déconnecter ? Et qu’en est-il des back-up ? »
Comme la plupart des grands centres de conduite réseaux, le CNES conservait une sauvegarde de tous ses systèmes, qui, en cas d’urgence, prenait le relais.
« La même chose, répondit Proctet. Quelqu’un y a travaillé.
— Quelqu’un a fait une sacrée merde ! explosa Blanchard. Des têtes vont tomber, vous pouvez me croire.
— Pour l’instant, nous avons besoin de toutes les têtes », lui rappela posément Proctet.
L’insolence du jeune homme fit bouillonner intérieurement Blanchard. Malheureusement, c’est lui qui avait raison.
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