Elle fit projeter les images ad hoc .
« Et si les produits sont encore consommables, c’est le transport qui est problématique. Sans carburant, personne ne peut les acheminer des entrepôts aux magasins. En parlant d’entrepôts, dans notre société à l’économie à flux tendu, il y a également des entrepôts de transit dans lesquels les marchandises peuvent être stockées provisoirement pour vingt-quatre heures. La plupart sont vides maintenant. Et dans les supermarchés, ce n’est pas mieux. Ils dépendent complètement de l’électronique. Tout le processus de commande et de stockage est régi par des ordinateurs. Donc par du courant. Après quelques heures, les employés ne savent plus ce qu’il y a, ou non, en stock. La détresse continue pour des choses aussi simples que des portes qui s’ouvrent et se ferment automatiquement, mais plus maintenant, et se poursuit jusqu’aux caisses où plus personne ne peut payer. Des parties entières du personnel ne peuvent plus aller travailler, parce que les transports en commun ne marchent plus, ou parce qu’ils n’ont pas d’essence. Bien entendu, les portes, on peut les ouvrir à la main. Le ticket de caisse, on peut le faire sur un bout de papier, en posant une addition. La plupart des magasins ferment à cause de ces événements. Mais ce n’est pas tout », continua-t-elle en faisant projeter des images d’immenses stabulations.
« Revenons-en au tout début. En ce qui concerne la production laitière, nous nous retrouverons devant une immense catastrophe au cours des jours à venir, contre laquelle nous ne pouvons quasiment rien faire. Qui d’entre vous a grandi à la campagne ou a pris des vacances à la ferme avec ses enfants peut peut-être se rappeler les meuglements des laitières le matin, lorsque leurs mamelles sont pleines et qu’il faut les traire. Et c’est précisément ce qu’elles font dans toutes ces immenses étables victimes du black-out ; meugler tant et plus. Ces vaches sont élevées pour produire du lait, jusqu’à quarante litres par jour. Imaginez-vous leurs mamelles. Et rappelez-vous qu’elles n’ont pas été traites depuis deux jours. Les éleveurs ne peuvent qu’en soulager une infime partie en les trayant à la main. Toutes les autres souffrent de leurs mamelles trop pleines. Si même nous parvenons, au cours des heures qui viennent, à alimenter en énergie les exploitations concernées, il sera trop tard pour beaucoup d’entre elles. Des millions vont mourir de n’être pas traites, si elles ne sont pas déjà mortes de faim ou de soif. Sans compter que pour mettre en place une alimentation électrique de substitution de cette ampleur, il nous manque des moyens et du personnel. »
Cette pensée lui arracha une larme. « Il en va de même pour toute l’agriculture industrialisée. Dans toute l’Europe, des millions de vaches et de poules vont mourir de froid et de faim. Les porcs ne sont pas si sensibles, mais au bout de quelques jours, ce sera pareil. Quant à la production de fruits et de légumes, d’ici peu, l’irrigation, le chauffage et l’éclairage seront en panne, y compris pour les exploitations disposant de systèmes auxiliaires. Imaginez-vous les conséquences sur les entreprises. Elles vont toutes faire faillite. Ça signifie également à moyen terme un état critique de l’approvisionnement alimentaire, y compris si nous parvenons à reprendre la situation en main dans les jours à venir ; la production de ces entreprises est altérée et les conséquences se feront sentir pour des semaines et des mois. »
Elle marqua une pause, afin de donner à son auditoire le temps de digérer son exposé. Elle vit sur leurs visages que ses propos n’avaient pas manqué leur but.
« Comme vous pouvez le constater, un problème en appelle un autre. L’alimentation en eau potable est interrompue dans de nombreuses régions. La moitié de l’Allemagne ne peut déjà plus tirer la chasse…. Imaginez un immeuble où personne ne peut plus utiliser les toilettes, mais où on le fait quand même. Et, comme nous le savons maintenant, cet état des choses ne va pas s’améliorer au cours des prochains jours. Mesdames et messieurs, continua-t-elle escomptant produire plus d’effet encore par l’apostrophe, nous devons sans plus tarder entreprendre une grande évacuation vers des centres d’urgence. Il s’agit de plus de vingt millions de personnes. »
Un silence pesant s’abattit sur l’assistance. Tous regardaient l’écran où Michelsen faisait défiler des images d’abris de fortune aux États-Unis après les inondations de La Nouvelle-Orléans, ou après le tremblement de terre japonais de 2011. Gymnases, palais des congrès, salles des fêtes, stades couverts où des lits de camps, comme autant d’éléments d’une mosaïque, dessinaient des schémas confus. Quelque part, sur le côté, une longue file d’attente devant une banque de distribution de vivres. L’Allemagne ne connaissait des images d’une telle détresse qu’en noir et blanc, avec des gens aux manteaux déchirés et une coupe démodée, par le biais de reportages télévisuels sur une guerre que la plupart de ceux présents dans la salle n’avaient pas connue, tant elle semblait lointaine. Et personne n’avait pensé revoir de telles images dans ce pays.
« Et de l’eau, on en a besoin également pour bien d’autres raisons. Et notamment pour l’une des plus brûlantes, à prendre au pied de la lettre : éteindre les incendies. Dans les zones rurales, les pompiers puisent l’eau dans des plans d’eau à l’air libre, comme des étangs ou des ruisseaux, encore accessibles. C’est pourquoi le problème n’est pas aussi urgent qu’en zone urbaine. Certes, le risque d’incendie lié à un court-circuit est moindre en ce moment dans les logements individuels, comme dans l’industrie, en revanche le risque augmente en raison de tentatives prévisibles de faire à manger sur du feu ou de s’y réchauffer. De même que dans l’industrie, notamment l’industrie chimique, à cause de l’arrêt des systèmes de sécurité et d’urgence, il faut compter sur une augmentation des départs de feu. Le problème de l’eau concerne également un autre domaine, pour lequel je laisse la parole à mon collègue Torhüsen, du ministère de la Santé. »
Elle se rassit. L’homme en question, un homme trapu, le milieu de la cinquantaine, qui accusait vraiment le manque de sommeil, se leva péniblement.
Il salua l’assemblée d’une voix basse. « Les questions d’hygiène et les risques d’épidémies dus aux cadavres d’animaux ne sont qu’un aspect du problème, du point de vue de notre domaine de compétence. Le système de santé allemand est l’un des meilleurs du monde. Nous sommes également correctement préparés pour faire face à des crises, mais pas de cette ampleur. Laissez-moi esquisser succinctement ce qui se passe au-dehors. D’une part les hôpitaux. Ils sont équipés de systèmes de courant de secours qui, selon les établissements, assurent de l’énergie pour des périodes allant de quarante-huit heures à une semaine. Les premiers sont déjà confrontés à de très gros problèmes. Certains commencent à transférer les patients vers d’autres établissements. Très rapidement, on manquera de lits. Et même dans les hôpitaux disposant de suffisamment d’énergie de secours pour les jours à venir, le fonctionnement normal ne peut être assuré. »
Images de malades dans des unités de soins intensifs, plus de tubes et de machines que de corps.
« Les unités de soins intensifs doivent être déménagées, de même que celles pour les prématurés. »
À la vue de bébés nus, rouges, ridés, à la peau transparente où affleurait la moindre veine, la gorge de Michelsen se noua.
« Les services d’urgence sont surchargés. Si nous jouons de malchance, l’épidémie de grippe pourrait s’intensifier. Les malades ne peuvent que dans de rares cas se rendre chez leur médecin de famille. De nombreux médecins ne peuvent rejoindre leurs cabinets sans essence, en l’absence de transports en commun, et, sans ordinateur, ils ne peuvent pas faire grand-chose. Il y a les mêmes problèmes pour les pharmaciens que pour les supermarchés. Les plus touchés sont les malades chroniques, qui doivent prendre régulièrement des médicaments, comme les malades du cœur ou les diabétiques. »
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