Bollard s’en souvint. Ce sommet avait été une débâcle pour l’image de la police italienne. Au cours des violents incidents, là où se tenait le sommet réunissant les huit chefs d’État les plus influents du monde, un manifestant avait été tué par balles, des centaines grièvement blessés, parce qu’une partie de la police italienne avait fait preuve d’une brutalité sans précédent. Certains fonctionnaires avaient d’ailleurs été condamnés par les tribunaux.
« C’est donc ce genre de type », observa Bollard pour lui-même. Depuis sa plus tendre enfance, bercé par l’éducation des classes françaises aisées ayant le sentiment d’appartenir à une sphère supérieure, il considérait les activistes, et particulièrement ceux de l’ultragauche, avec scepticisme. « Il travaille officiellement comme conseiller en informatique. On le suspecte cependant d’être resté actif. Mais on n’a plus jamais pu lui reprocher quoi que ce soit. Il sait donc de quoi il parle lorsque les codes de son compteur ne lui disent rien qui vaille, fit Arnsby.
— Je le crains. Il m’a même donné des conseils. La compagnie d’électricité italienne devrait commencer par vérifier le log des routeurs. À toutes fins utiles.
— S’il dit la vérité, cela signifie-t-il ce que mon cerveau poussif tend à me laisser penser ? »
Bollard n’avait songé à rien d’autre au cours du bref trajet en direction du bureau. Passer en revue et à la hâte tous les scénarios possibles.
« Je ne veux pas provoquer une panique inutile. Mais ce ne serait pas bon. Vraiment pas bon.
— Tu veux dire que si quelqu’un, en Italie, est capable d’infiltrer le réseau électrique, de le manipuler et de le paralyser, c’est possible aussi ailleurs ? »
Bollard ne fit que froncer les sourcils et avancer sa mâchoire inférieure.
« Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas écarter complètement cette hypothèse. »
Milan
Les deux hommes n’avaient pas l’air de policiers. « Docteur Ugo Livasco », se présenta le premier, « Ingénieur Emilio Dani », annonça le second.
« Que puis-je faire pour vous ? » demanda Curazzo. Il n’avait dormi qu’une heure au cours des trente-six dernières.
« Nous sommes mandatés par Europol, fit l’ingénieur. Vous avez reçu des renseignements indiquant que les compteurs italiens avaient été manipulés et que cela pourrait être la cause de la coupure de courant. »
Le sang de Curazzo ne fit qu’un tour. Il se souvint de l’homme de la veille.
Après pratiquement deux jours et deux nuits sur le pied de guerre, tous les visages de la cellule de crise au siège d’Enel étaient blafards. À cet instant, ils étaient même blancs comme des linges. Ils n’avaient pas eu besoin de chercher longtemps. L’expert en IT de la police avait proposé d’examiner d’abord les logs des routeurs.
« Pourquoi précisément ?
— On nous a communiqué un indice. »
Ils firent une découverte en quelques minutes.
Les compteurs communicants implantés dans les foyers et les entreprises italiennes sont reliés les uns aux autres grâce à des routeurs, à l’instar de tous les réseaux informatiques. On peut y lire toutes les données du log ; elles enregistrent l’ensemble des signaux envoyés aux compteurs.
« C’est là que se trouve en réalité l’ordre d’interrompre la connexion avec le réseau électrique. »
Une quarantaine d’hommes s’étaient assemblés devant le grand écran sur lequel le chef du management de crise, Solarenti, montrait les données et les graphiques correspondants.
« Seulement ces ordres ne viennent pas de chez nous, continua Solarenti. Mais de l’extérieur. Quelqu’un les a entrés dans un compteur. De là, ils se sont peu à peu propagés dans tout le pays. Et il n’a même pas besoin d’un virus. L’ordre est probablement transmis par ondes. »
Il laissa ses paroles faire leur effet. Curazzo n’entendait pas un murmure dans la pièce. Seulement le léger ronronnement des machines.
« Mon Dieu, lâcha quelqu’un dans le silence.
— Comment est-ce possible ? cria un autre. Et notre système de sécurité, alors ?
— C’est précisément ce qu’on essaye de voir.
— Ça signifie qu’on nous a purement et simplement éteint la lumière. Dans tout le pays.
— Pas seulement, répondit Solarenti. C’est pire encore. D’abord, quelqu’un a coupé le courant dans les foyers et les entreprises. Ensuite les réseaux sont tombés. Lorsqu’enfin nous avons récupéré des réseaux stables dans certaines zones, un autre ordre extérieur a rallumé les compteurs. Ainsi, trop de foyers et d’entreprises se sont reconnectés d’un coup au réseau. Ça a de nouveau conduit à des oscillations de tension, le réseau s’est effondré une fois encore.
— Quelqu’un joue au chat et à la souris avec nous !
— C’est la mauvaise nouvelle. Mais il y en a aussi une bonne. Maintenant que nous connaissons les causes, nous pouvons bloquer cet ordre de déconnexion. Nous y travaillons déjà. Dans deux heures, tout ce foutoir sera fini. »
Alors que dans les films, de telles scènes sont ponctuées d’applaudissements et de cris de joie, la cellule de crise resta très calme. Lentement, ce qui venait d’être dit s’insinuait dans les esprits. Le réseau électrique italien avait été victime d’une attaque.
« C’est un désastre, soupira Tedesci, le directeur technique. Messieurs, s’adressa-t-il aux deux policiers à ses côtés, nous devons garder notre sang-froid. »
Les deux hommes le regardèrent, dans l’expectative.
« En aucun cas cela ne doit être rendu public, continua-t-il d’une voix basse et fébrile. Et nous ne devons pas en informer Europol. Vous avez entendu : dans deux heures, c’est fini. »
Pensif, l’ingénieur Emilio Dani hocha la tête. Le docteur Ugo Livasco regarda le directeur avec une expression figée, avant de prendre la parole.
« Je comprends vos préoccupations. Mais il serait possible que celui qui a fait ça, qui que ce soit, ait commis la même chose dans les autres pays. Nous nous devons de les avertir.
— Mais ces gratte-papiers de Bruxelles…
— Europol est à La Haye, corrigea Livasco.
— Peu importe ! Ils n’ont rien de mieux à faire que de fanfaronner pour faire parler d’eux ! Tedesci enrageait. Je vais de ce pas appeler mon ami, le président du Conseil. C’est à lui de décider ce qu’il faut faire. Ça relève de la sécurité de l’État. »
Le visage de Livasco s’assombrit. Un discret sourire s’esquissa sur ses lèvres. « Je crains que ça ne relève pas de ses attributions. Mais appelez donc votre ami. Quant à moi, je téléphone à Europol.
— Vous dépendez bien du ministère de l’Intérieur ? questionna Tedesci.
— Bien entendu. Il en sera également informé. Puis il en informera à son tour le président du Conseil.
— Je crains que vous ne me compreniez pas. Tenez-vous à poursuivre votre carrière dans la police ? »
Le sourire de Livasco se fit sarcastique. Il fixa le directeur. « On verra bien laquelle de nos carrières continuera. »
Curazzo observa un collaborateur de Solarenti lui murmurer quelque chose à l’oreille. Le chef du management de crise se dirigea vers eux. Tedesci l’attendait, la mine sombre.
« J’ai encore une bonne nouvelle », fit Solarenti en jetant un regard aux deux policiers et désignant un graphique vert représentant le réseau.
« Les codes ont dû être transmis au système par l’intermédiaire des compteurs, d’où ils se sont peu à peu propagés à tout le pays. »
Des champs rouges s’étendaient sur le réseau, à partir de trois épicentres, pour se confondre et toucher toutes les lignes.
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