Peut-être allait-elle dorénavant emprunter plus souvent les escaliers.
« Bien le bonjour à votre mari. J’espère que vos petits-enfants arriveront bientôt.
— Moi aussi. »
Vers Bellinzona
L’autoroute semblait moins chargée que d’habitude. Bondoni lui avait laissé le volant. Depuis qu’ils avaient quitté Milan, Manzano poussait l’Autobianchi A112 de 1970 à ses limites, jusqu’à 140 km/h. Dans le minuscule coffre, il y avait quatre jerrycans de vingt litres chacun. Bondoni avait allumé la radio, ils écoutaient ensemble les informations et les bulletins spéciaux que diffusaient la plupart des fréquences. On n’annonçait rien de bon. Une large partie de l’Europe était encore dépourvue d’électricité.
Ils étaient déjà en Suisse, avaient dépassé Lugano et se dirigeaient vers Bellinzona lorsque le niveau d’essence passa dans le rouge.
« On doit faire le plein », dit Manzano à la vue d’un panneau indiquant un parking.
Quatre camions garés à la file occupaient toute la moitié gauche, trois voitures étaient garées à droite. À côté de l’une d’entre elles, allait et venait un homme qui fumait. Les deux hommes sortirent de leur véhicule, se dégourdirent les jambes. Manzano ouvrit le hayon, en sortit l’un des jerrycans et commença à le vider dans le réservoir.
Il écoutait le léger glouglou de l’essence tandis que passait de temps à autre une voiture sur l’autoroute.
« Eh ! Vous êtes un minicamion-citerne ? hurla quelqu’un à côté de lui avant de partir d’un rire guttural à sa propre plaisanterie. Le fumeur, qui venait de jeter sa cigarette, regardait avec curiosité dans le coffre de l’Autobianchi.
— Nous avons un long trajet devant nous.
— Où est-ce que vous comptez aller avec cette cargaison ?
— À Hambourg, mentit Manzano.
— Waouh ! Une si longue route dans cette caisse à savon. »
Manzano avait vidé le jerrycan ; il le referma et le replaça dans le coffre. Il regarda alors par-dessus le toit de la voiture et constata que deux autres hommes venaient dans leur direction depuis la voiture de son interlocuteur. Ils plaisaient aussi peu à Manzano que leur compagnon. Il referma le coffre.
« Vous n’atteindrez jamais Hambourg avec votre caisse, fit l’homme. Vous voulez pas plutôt nous vendre un jerrycan ? Ou deux ? »
Manzano était prêt à embarquer, la poignée de la portière en main.
« Désolé, mais je vous ai dit que nous avions encore de la route. On a besoin de la moindre goutte. »
Les deux comparses les avaient rejoints entre-temps. L’un se campa devant le capot, l’autre fondit sur Bondoni sur le point de s’installer à la place du passager.
À cet instant, le fumeur prit le bras de Manzano.
« Nous avons besoin d’essence, fit le type. Jusque-là, on vous l’a demandé poliment. »
C’était sans équivoque. Manzano n’en fut pas terrorisé le moins du monde. D’un mouvement violent, il asséna un coup de pied dans l’entrejambe de l’homme. L’autre n’avait pas vu venir le coup, il se plia en deux et libéra l’Italien qui le repoussa. L’homme trébucha en arrière pour s’affaler sur l’asphalte. Manzano sauta dans le véhicule. Bondoni, profitant de l’effet de surprise, s’installa sur le siège passager.
Manzano claqua la portière, la verrouilla et mit le contact en même temps. À l’extérieur, son agresseur se relevait. L’homme devant le capot fondit sur l’auto, comme s’il pouvait l’arrêter ainsi. Manzano embraya, appuya sur l’accélérateur, relâcha l’embrayage. L’Autobianchi fit un bond en avant, l’homme fut propulsé par-dessus le capot, frappa le pare-brise, bascula sur le côté, en plein sur le fumeur qu’il entraîna dans sa chute. Manzano accéléra et déboula sur l’autoroute.
« Les salopards, jura Bondoni. Ma belle voiture. Hélas ! Cet idiot a cabossé le capot ! Pourvu que cette coupure soit bientôt finie ! Que va-t-il se passer si les gens deviennent déjà fous ? » se demanda-t-il, sans perdre le rétroviseur de vue.
Berlin
Michelsen avait voulu créer un effet de surprise. Le ministre l’avait approuvée. Au lieu de réserver une salle de réunion au sein du ministère, ils avaient opté au dernier moment pour une salle du bâtiment d’en face. Le cabinet d’avocats qui s’y trouvait était fermé en raison de la coupure de courant. La température des pièces était descendue à douze degrés. Sous sa veste de tailleur, Michelsen portait des sous-vêtements longs et chauds qui n’étaient pas de trop. Même depuis la fenêtre du troisième étage, elle remarqua le trouble des chefs d’entreprise lorsqu’ils descendaient de leur voiture et qu’ils cherchaient l’adresse. En bas, un fonctionnaire les recevait, leur ouvrait la porte et leur indiquait le chemin à suivre jusqu’au troisième. Sans ascenseur, malheureusement. En arrivant, ils échangeaient des poignées de mains et ôtaient leurs manteaux. Des gouttes de sueurs perlaient sur le front de ceux pour qui la montée des escaliers avait été éprouvante. Au bout de quelques minutes, ils étaient tous assis.
L’un des P-DG, Michelsen le reconnut, était celui d’E.ON ; il avait l’air plutôt sportif et commença à se frotter les mains pour les réchauffer. Il n’avait pas transpiré en montant les escaliers, c’était le premier à ressentir le froid.
À l’arrivée du ministre de l’Intérieur, tous se levèrent.
« Messieurs, salua-t-il, asseyez-vous, je vous prie. Aujourd’hui, nous avons choisi un lieu de réunion quelque peu inhabituel. En raison de l’absence de courant, je ne peux vous proposer ni café ni thé et je ne peux que vous inviter à différer l’utilisation des sanitaires, le temps que vous gagniez un autre endroit, où l’eau fonctionnera. »
Il s’assit alors.
« J’aimerais que nous gardions en tête tout au long de cette réunion qu’environ soixante millions de citoyennes et de citoyens allemands supportent ça depuis vingt-quatre heures. »
Michelsen observa à la dérobée la réaction des personnes conviées. La plupart conservèrent une expression intéressée, mais réservée. Seule l’une d’entre elles esquissa un sourire ironique du coin des lèvres.
« Nos forces d’intervention travaillent maintenant au maximum de leurs capacités. Nous ne pouvons aucunement compter sur une aide étrangère, puisque les pays voisins sont dans la même situation que nous. Vous êtes responsables. Je ne veux pas entendre d’excuses. »
Il regarda chacun des hommes avec insistance avant de poursuivre : « Dites-moi enfin ce qu’il se passe. Nous devons jouer cartes sur table. Devons-nous décréter l’état de catastrophe naturelle dans tout le pays ? »
Michelsen regarda les visages. S’étaient-ils concertés avec leur comité directeur ? Probablement. Alors ils devaient également avoir une stratégie. Ou étaient-ils en désaccord ? Le cas échéant, chacun attendrait qu’un autre rompe la glace en premier. Ils échangèrent des regards. Un homme décidé, au milieu de la cinquantaine, les cheveux gris, la raie à gauche, se raidit presque imperceptiblement. Michelsen savait que Gurd Heffgen dirigeait l’une des grandes entreprises gestionnaires de réseaux. « J’admets, commença-t-il, que nous ne sommes pas parvenus à resynchroniser des parties importantes du réseau. »
Respect, pensa Michelsen. Tu ne trempes pas seulement un orteil dans l’eau, mais tu t’y jettes tout entier. Voyons voir qui tirera le premier.
« Ce qui est dû, entre autres, continua-t-il, au fait qu’il n’y a pratiquement plus de parties importantes du réseau en état de marche. Ça nous est même impossible à un niveau régional. La fréquence dans les quelques portions de nouveau sous contrôle est trop instable. »
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