À l’avenir, il y aurait davantage d’unités, plus petites, capables de produire du courant. Les sources de ce nouveau type de production seraient peu contrôlables, tels le soleil ou le vent. Dans quelques années, la branche industrielle de la récolte d’énergie, l’ energy harvesting , encore à ses balbutiements, résoudrait ces points cruciaux. On pourra alors par exemple, en marchant, produire de l’énergie au moyen de microcentrales placées dans les semelles.
Avec une myriade de petits fournisseurs d’énergie, indépendants et imprévisibles, les réseaux classiques ne pourront plus suivre. De nos jours déjà, l’énergie éolienne et solaire représente une menace croissante pour la stabilité des réseaux. Ils deviendront tout à fait incontrôlables lorsque, ultérieurement, chaque ménage, chaque individu sera devenu une minicentrale autonome et qu’il redistribuera l’énergie produite à chaque fois qu’elle sera excédentaire.
Finalement, ces réseaux intelligents devront se piloter et s’organiser de manière autonome. D’innombrables capteurs à grande vitesse situés à tous les endroits possibles du réseau devront mesurer en temps réel la qualité du courant et sa tension. Les nombreuses petites centrales indépendantes devront, au moyen de ce réseau intelligent, être reliées les unes aux autres pour former des centrales virtuelles. Les consommateurs recevront des compteurs communicants. D’après une directive de l’Union européenne, la majeure partie des territoires devra en être équipée d’ici 2020. Mais pour l’heure, l’ordinateur de James Wickley ne parvenait pas à se connecter à Internet.
Il se rendit dans la grande salle de réunion, où attendaient déjà tous les cadres supérieurs qu’il avait convoqués hier soir au cas où la coupure perdurerait, ce qui se produisait précisément.
« Jusqu’à présent, nous n’avons aucun feedback des exploitations, des installations ou des centrales isolées, expliqua le directeur commercial. J’ai mis en place un call center , au cas où des clients auraient besoin d’aide.
— Bien, fit Wickley. Y a-t-il assez de techniciens ?
— Pour le moment oui, répondit le directeur des ressources humaines. Communication ? »
La question s’adressait au directeur de la communication, un homme anguleux aux cheveux devenus précocement gris.
« Jusque-là, aucune question des médias, répondit-il. Par ailleurs, j’ai dans l’idée d’avoir des discussions informelles avec des journalistes sélectionnés, aussi vite que possible, afin de leur dire à quel point nos produits sont fiables, de même que nos développeurs et nos ingénieurs, et, avant toute chose, afin de mettre en avant nos projets de développement.
— Excellent ! Ça c’est quelqu’un qui réfléchit ! J’en arrive alors au point le plus important de notre réunion. »
Il se pencha en avant et fit glisser son regard sur la petite vingtaine d’hommes rassemblés.
« Cette coupure est une chance extraordinaire ! Dans quelques heures, elle sera passée, mais pas oubliée. Nous y veillerons. »
Il bondit.
« Maintenant, nous devons faire en sorte que les décideurs comprennent que le concept de concurrence n’a pas d’effet, ou qu’il est illusoire, et que des changements radicaux sont indispensables. »
Il lui fallait offrir à la Talaefer AG un taux annuel de croissance à deux chiffres au cours de la décennie à venir.
« J’aimerais, fit-il en regardant le directeur commercial, que, dès lundi matin, nous prenions des rendez-vous avec tous ceux qui décident de ça. »
Il ne serait plus nécessaire d’éveiller leur curiosité en les invitant à d’onéreux voyages d’étude dans des pays étrangers, il suffirait de simples présentations des faits et des produits Talaefer. Il s’appuya des deux mains sur la longue table et regarda ses collaborateurs avec insistance.
« D’ici lundi matin, je veux qu’on me soumette vos principaux communiqués, prenant pour point de départ et pour fil rouge la coupure de courant. »
Il vit aux visages des personnes présentes qu’elles n’avaient pas anticipé une telle demande. Probablement les familles de la plupart d’entre elles se trouvaient-elles à la maison, sans chauffage ni eau ni moyen de communication, à attendre que les pères reviennent aussi vite que possible. Dorénavant, elles devraient se débrouiller sans eux.
« Allez, messieurs ! Montrons au monde entier ce qu’est l’énergie ! »
Paris
Lorsque la musique tira Shannon de son sommeil, elle maudit ses colocataires. Elle s’assit et essaya de se réveiller.
Elle traîna des pieds dans le couloir, en t-shirt et short, gagna la salle de bain, tourna les robinets à l’ancienne, l’un pour l’eau froide, l’autre pour l’eau chaude, se passa de l’eau sur le visage, en ressentit le mauvais goût sur ses papilles. Encore endormie, elle se regarda dans le miroir, ses cheveux noirs en désordre lui tombaient sur le visage.
L’eau coulait. Elle en appréciait la musique. Elle alla aux toilettes. La chasse d’eau fonctionnait.
Elle enfila son peignoir et gagna la cuisine. Marielle et Karl y étaient assis ; ils déjeunaient tardivement, du hip-hop français passait à la radio.
« Bonjour, salua-t-elle. Y’a du courant ?
— Heureusement ! » fit Karl.
L’Allemand trapu aux boucles noires était l’un de ses quatre colocataires. Marielle était originaire de la région de Toulouse, Émile, de Bretagne, quant à Dajan, elle venait d’un village de l’est de la Pologne. Les loyers parisiens ne lui permettaient pas de meilleur logement qu’une chambre dans une colocation. Shannon se servit un café au lait dans un bol. C’est donc pour rien que le patron d’EDF avait filé à toute allure au ministère de l’Intérieur, songea-t-elle. Ou sa venue — qu’aurait-il donc cherché d’autre là-bas ? — avait eu le succès escompté, c’est-à-dire le rétablissement de la distribution d’électricité aussi vite que possible.
Shannon prit une douche chaude, s’assit ensuite devant son ordinateur portable et passa en revue les éléments glanés au cours de la dernière nuit. Comme elle travaillait en freelance pour Turner, elle était libre d’utiliser à ses propres fins les enregistrements dont il ne voulait pas. Ce faisant, elle surfa sur quelques sites d’informations, tout en parcourant ses comptes sur les réseaux sociaux. Elle monta ensuite un court film, une brève contribution réalisée à partir de ses images et la posta sur YouTube.
Puis elle s’habilla chaudement et alla faire des courses. La supérette à deux rues de chez elle était ouverte. Chemin faisant, l’Américaine chercha du regard des stigmates de la nuit dernière, mais les Parisiennes et les Parisiens avaient repris leur routine.
En rentrant, elle croisa sa voisine dans l’entrée de l’immeuble. Annette Doreuil, au mitan de la soixantaine, toujours très soignée, revenait également des commissions.
« Shannon ! lui lança-t-elle. Quelle sacrée soirée, n’est-ce pas ?
— Oui, j’étais dehors toute la nuit, répondit la jeune femme, tandis qu’elles gagnaient ensemble l’ascenseur. Le courant est revenu seulement sur le coup de six heures, petit à petit.
— Notre fille et sa famille voulaient venir d’Amsterdam, mais tous les vols ont été annulés.
— Quel dommage ! Je sais que vous étiez si contente à l’idée de voir vos petits-enfants. »
La cabine eut un sursaut, s’arrêta entre deux étages ; l’estomac de Shannon se crispa et l’ascenseur repartit.
« Il n’aurait plus manqué que ça ! » fit Doreuil, son visage affichant un rictus nerveux. Elles se turent et regardèrent les paliers défiler à travers la porte vitrée avant de s’arrêter au quatrième. Shannon était heureuse de quitter enfin la cabine.
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