Dans la première lumière de l’aube, elle se rendit à la haie séparant le parking de la prairie et du bois, non loin de l’aire de repos. Malgré le froid, elle sentit que l’étendue derrière la haie s’était métamorphosée en une immense latrine collective. Elle longea la haie, espérant que ce serait moins pire un peu plus loin. À cent mètres de l’aire de repos, tout au bout du parking, elle osa enfin s’aventurer dans les buissons. Le sol était souillé de mouchoirs blancs et humides. Elle préféra ne pas y regarder de trop près. À moins de deux mètres, elle vit une silhouette accroupie. Elle marmonnait des bruits incompréhensibles, une manière d’excuses. Elle se hâta un peu plus loin, prenant garde à l’endroit où elle mettait les pieds. Là encore, une personne accroupie. Ici, une femme soutenant son enfant afin qu’il puisse se soulager. Enfin, elle trouva un coin où elle ne se sentit pas observée. Il lui restait des mouchoirs et des lingettes rafraîchissantes. Aussi vite que possible, elle jeta tout ça derrière elle et quitta précipitamment les buissons. Dans la voiture, Bondoni et Terbanten grignotaient leurs petits pains. Angström prit place sur la banquette arrière. Il faisait si froid et humide qu’elles pouvaient voir leur respiration. Elle entendit la voix d’un journaliste à la radio.
« Ils disent que le courant a été coupé la nuit dernière dans la moitié de l’Europe, observa Bondoni.
— Et on fait quoi maintenant ? demanda Terbanten. On ne peut tout de même pas rester plantées ici dans le froid. Ni dans ce centre d’accueil spontané, là-bas, avec toutes ses commodités hygiéniques. »
Van Kaalden monta. « Brrr ! C’est horrible, grogna-t-elle en se frottant les mains pour se réchauffer. Je ne reste pas une seconde de plus ici.
— C’est précisément ce qu’on disait. » Sur le parking, quelqu’un avait commencé à klaxonner. Comme si ça allait aider. Pourtant, d’autres s’y mirent aussi. « Plus d’électricité, plus de téléphone, plus d’essence, que va-t-il arriver encore ? » Terbanten dut crier afin d’être entendue des autres. Dehors, chacun semblait laisser libre cours à sa rage. C’est à ça que doit ressembler un troupeau de buffles, pensa Angström. Heureusement, la horde de voitures ne pouvait pas se précipiter tête baissée dans une seule direction et tout ravager sur son passage. Elle se tut et prêta l’oreille, inquiète, aux mugissements croissants.
Paris
« Nous avons des tonnes de documents », annonça Turner en ouvrant à la volée la porte de la rédaction, se taisant aussitôt, lorsqu’il ne vit dans l’obscurité que la lueur d’une poignée d’écrans et de bougies.
« Qu’est-ce qu’il se passe, ici ?
— La raison pour laquelle nous avons passé toute la nuit dehors ? le railla Shannon. Coupure de courant. Manifestement, nous n’avons pas de système de secours.
— Tout à fait, fit Éric Laplante. Son visage était bleu dans la lumière de l’écran d’un ordinateur portable. Seuls les portables dont la batterie était pleine fonctionnent encore. Je suis en train de chercher une solution.
— Super…, constata Turner. Nous avons des heures d’enregistrement et ne pouvons rien en faire ?
— Nous pouvons faire le montage sur les portables, répondit Shannon.
— Qu’est-ce que vous avez ? s’enquit Laplante.
— Des pompiers qui libèrent des gens d’un ascenseur, des usagers bloqués dans le métro, des scènes tournées gare du Nord où toutes les annonces, les guichets, le courant dans les magasins et la plupart des trains sont absents, quelques carambolages, le commandant en chef des pompiers de Paris, des scènes d’émeutes dans et devant les supermarchés et les centres commerciaux. »
Turner fit défiler les premières prises sur l’écran.
« Ça, nous en avons besoin », fit-il lors d’une scène dans le métro.
Seulement parce que c’est toi qu’on voit tout le temps à l’écran, pensa Shannon. Elle avança jusqu’aux scènes du ministère de l’Intérieur. Lorsque passa la voiture, elle mit sur pause. On voyait, indistinct derrière les vitres fumées, un visage. Elle régla quelques filtres, les contours se firent plus nets, les contrastes plus forts.
« Je connais ce visage… », murmura Turner.
Mais t’en connais pas le nom, pensa la jeune femme.
« C’est Louis Oiseau, le patron d’EDF en personne, expliqua-t-elle.
— Je le sais bien ! aboya Turner.
— C’est une merveilleuse scène d’intro, remarqua la cadreuse. Le boss de l’énergie en mission secrète qui se rend au ministère de l’Intérieur. »
Turner disparut de l’image derrière un tourbillon de flocons de neige.
« Nope, fit-il. Ça n’intéresse personne.
— J’en suis pas si sûr, contesta Laplante. N’oublions pas que la moitié du pays se retrouve dans le noir. Et d’autres États doivent également être concernés. Et les informations sont encore nébuleuses.
— Parfaitement ! s’écria Shannon. Puis nous finissons avec la scène du ministère. D’abord les drames humains, et, pour finir, cette question : est-ce que ça va empirer ?
— Lauren, s’il te plaît, soupira Turner. Tu es cadreuse. Nous sommes journalistes et rédacteurs. »
Sans moi, tu serais foutu, pensa Shannon. Elle serra les dents et ne pipa mot.
Milan
Le taxi s’arrêta devant le palais de verre d’Enel, un des plus grands producteurs et distributeurs d’énergie européens. En s’acquittant des frais de la course, Manzano réalisa qu’il donnait là ses dernières pièces.
Les portes d’entrée étaient closes ; un cordon de vigiles tenait à distance journalistes, curieux, clients en colère.
Manzano joua des coudes pour se faufiler à travers la foule et annonça à l’un des gardes vêtus de noir qu’il devait entrer. « Aujourd’hui, personne n’entre.
— Je sais ce qui a provoqué tout ce foutoir. Et il faut que je le dise aux responsables à l’intérieur. Comment expliquerez-vous plus tard à vos supérieurs que vous m’avez refusé l’entrée ? Et croyez-moi, vous devrez rendre des comptes ! »
L’homme échangea des regards incertains avec ses collègues, puis il parla dans son kit mains libres sans perdre Manzano des yeux, qui le toisait d’un air grave. Il dit enfin : « Suivez-moi. »
Manzano suivit l’homme en direction du long comptoir de réception cintré derrière lequel trois hôtesses avaient l’air plutôt perdues. L’une d’elles le salua d’une mine pincée.
« Attendez ici, je vous prie. Quelqu’un va venir. »
Au bout de vingt minutes, alors qu’il voulait s’en retourner, apparut un manager frais émoulu, qui tenait de la caricature : jeune, grand, mince, impeccablement coiffé, en costard et cravate, y compris un jour comme celui-là. Seuls les cernes sous les yeux trahissaient qu’il avait moins dormi qu’à l’accoutumée au cours de la nuit passée. Mario Curazzo, c’est ainsi qu’il se présenta. Sans transition, il demanda : « Comment puis-je savoir que vous n’êtes pas journaliste ?
— Parce que je n’ai ni caméra ni appareil pour enregistrer sur moi. Par ailleurs, je ne veux rien apprendre de vous, mais vous apporter des informations.
— Ce que vous dites là… ça me fait penser à un journaliste. Si vous me faites perdre mon temps, je vous jette personnellement dehors. »
Manzano n’eut aucun doute quant au fait qu’il en était capable. Curazzo faisait une tête de plus que lui et avait l’air athlétique.
« Est-ce que KL 956739 ça vous dit quelque chose ? » demanda Manzano.
L’autre le regarda sans rien laisser paraître. Puis répondit : « Un code pour les compteurs électriques, qui n’est pas employé chez nous. »
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