C’était au tour de Manzano d’être surpris. Ou bien cela relevait du domaine de compétences de Curazzo, ou bien il était drôlement bon. Ou alors, ils savaient déjà.
« Alors pourquoi se trouvait-il cette nuit sur mon compteur ? »
De nouveau ce regard impassible, pénétrant.
« Venez avec moi. »
Il le conduisit à travers des couloirs déserts.
Ils atteignirent une salle gigantesque, dont un des murs était recouvert d’écrans immenses. Des dizaines de gens étaient assis à des tables rondes, derrière d’innombrables ordinateurs. L’air sentait le rance. Le brouhaha de nombreuses discussions remplissait la pièce.
« Le centre des opérations », expliqua Curazzo.
Il le conduisit à un groupe penché au-dessus d’une table. Lorsque Manzano leur fut présenté, il vit les visages éreintés. Curazzo expliqua succinctement pour quelles raisons il l’avait conduit ici. L’assemblée ne sembla pas particulièrement impressionnée. Une fois de plus, Manzano raconta son histoire.
Un homme d’un certain âge, la cravate défaite et le dernier bouton de chemise ouvert, demanda : « Êtes-vous certain de n’avoir pas tout rêvé ? »
D’après le badge sur sa poitrine, il s’appelait L. Troppano.
Manzano rougit.
« Sûr à cent pour cent. N’avez-vous pas encore été alertés de ce phénomène ? »
L’homme fit non de la tête.
« Est-il possible que le code ait été activé accidentellement ?
— Non.
— On dit aux informations que les coupures ont commencé en Italie et en Suède ? C’est vrai ?
— Oui, en effet. On a été les premiers.
— Ces deux pays sont presque entièrement équipés de compteurs communicants. Curieux hasard, non ?
— Vous pensez qu’on a manipulé les compteurs ? demanda un autre employé, moustachu et avec un brushing. Selon son badge, il s’appelait U. Parigi.
— J’ai réussi à le faire. Pourquoi d’autres ne le pourraient-ils pas ?
— Des dizaines de millions dans toute l’Italie ?
— Le problème, c’est pas les compteurs », expliqua Troppano. Ce disant, il se tourna vers les autres, comme s’il voulait leur rappeler quelque chose qui avait été discuté auparavant. « Nous avons une instabilité du réseau, et il faut que nous y remédiions. » Il dit à Manzano : « Merci de vous être donné cette peine. Monsieur Curazzo vous raccompagne vers la sortie. »
Manzano voulut répondre, lorsque Curazzo le prit doucement par le coude.
Sur le chemin du retour, Manzano expliqua à l’autre qu’il fallait examiner les compteurs et partager leurs résultats avec d’autres compagnies d’électricité. Il ne pouvait qu’espérer avoir semé un soupçon de doute qui germerait dans les heures suivantes. Il ne se faisait que peu d’illusions.
Une ferme dans les environs de Dornbirn
Angström frappa une nouvelle fois à la porte rustique marron foncé. La voiture se trouvait dix mètres plus haut sur la route, au bout de l’allée menant à la ferme. Terbanten et van Kaalden attendaient à l’intérieur. Bondoni, qui possédait quelques rudiments d’allemand, se tenait à ses côtés. Elles entendaient meugler les vaches.
Personne n’ouvrit. La présence des animaux indiquait sans doute possible que les lieux étaient occupés. Elles firent alors le tour du bâtiment pour chercher quelqu’un dans l’étable. La porte était entrebâillée. Les meuglements des bovins étaient maintenant si forts qu’Angström ne frappa que pour la forme avant d’ouvrir. L’odeur de l’étable l’emplit d’un sentiment agréable et chaud. Devant les deux filles s’ouvrait une grande allée ; les vaches se trouvaient de chaque côté. Elles ne virent personne.
« Y’a quelqu’un ? » cria Angström, avant de comprendre qu’elle devait répéter plus fort si elle souhaitait couvrir le bruit du bétail.
« Y’a quelqu’un ? »
Enfin elles virent une personne courbée, presque entièrement cachée par la panse d’une vache, assise sur un tabouret.
« Bonjour ! Excusez-nous ! » cria de nouveau Angström.
Le visage de l’homme, marqué par une vie de labeur en plein air, leur lança un regard méfiant. Sans même lever ni ôter ses mains des pis, il prononça quelques mots qu’Angström ne comprit pas.
Aussi bien qu’elle le put, elle se présenta en allemand et expliqua ce qu’elles voulaient.
Sans que sa figure devienne plus aimable, l’homme se leva alors et s’essuya les mains dans une sorte de torchon. Il portait des bottes en caoutchouc et un pull troué plein de taches. Derrière lui, il y avait un seau rempli de lait sous les mamelles de la bête.
De nouveau, Angström ne comprit qu’à peine ce qu’il disait. En esquissant un sourire, elle lui tendit sa carte routière. Le paysan la regarda puis déplaça son doigt dessus. Il expliqua ensuite, cette fois dans une langue compréhensible, comment elles pouvaient rejoindre la prochaine ferme.
Angström le remercia, Bondoni également. Elles étaient sur le point de partir lorsqu’Angström demanda à l’homme pourquoi les vaches meuglaient si fort.
« Elles ont mal aux mamelles, dit-il, énervé. Sans courant, la trayeuse ne fonctionne pas. C’est pour ça que ma femme, deux voisins et moi-même devons traire à la main. Ça prend du temps. Nous avons plus de cent têtes. Beaucoup ont les mamelles trop pleines. Voilà pourquoi. Excusez-moi, mais je dois m’y remettre. »
Le regard des deux filles se croisa. Elles réalisèrent qu’elles avaient eu la même idée.
« C’est difficile ?
— Quoi ?
— De traire. Je veux dire, c’est difficile à apprendre ? »
Milan
Complètement frigorifié, Manzano atteignit la via Piero della Francesca. Il avait marché trois heures dans la nuit. Il rêvait d’une douche chaude. Au lieu de cela, il ne faisait que dix degrés dans son appartement. Au moins, bientôt ma nourriture n’aura plus besoin de frigo, pensa-t-il. Il garda son manteau. De mauvaise humeur, il réalisa qu’il ne pouvait même pas se préparer un expresso. On frappa à la porte. Bondoni.
Manzano raconta d’où il venait.
« Je suis certain que quelqu’un manipule le réseau électrique. Je ne suis pas un grand spécialiste, mais, selon moi, voici ce qu’il se passe : quelqu’un désactive d’un coup tous les compteurs. Ça engendre une brutale hausse de la fréquence sur le réseau. Puis suit une réaction en chaîne jusqu’à ce que plus rien n’aille. À qui puis-je en parler maintenant ?
— Eh bien ! puisque personne ne veut t’écouter en Italie, tu dois essayer ailleurs.
— Merveilleuse idée, ironisa Manzano. Et à qui tu penses ? Au président américain ?
— À l’Union européenne.
— Mais bien sûr ! Parfaitement. C’est sûr que ça marchera.
— Écoute-moi plutôt au lieu de te moquer ! Et réfléchis. Qui travaille là-bas ? »
Lentement, Manzano comprenait où voulait en venir Bondoni.
« Ta fille. Et qu’attendons-nous encore, hein ? »
Bondoni prit un air ennuyé.
« Lara est partie skier en Autriche. Au Tyrol. À Ischgl. Elle m’a donné l’adresse. Au cas où.
— J’y suis déjà allé une fois. Il réfléchit. As-tu encore quelques-uns de ces jerrycans de secours que tu remplis lorsque le prix de l’essence est au plus bas ? »
Un sillon se creusa entre les sourcils de Bondoni.
« Pourquoi ?
— Oui ou non ?
— Oui.
— Et tu as bien le plein d’essence, dans ta Fiat ?
— Je crois, mais… Bondoni réalisa. Excité, il se mit à bouger son index comme pour interdire à un enfant de commettre une bêtise. Non. Non. Rien à faire. Tu délires.
— As-tu une meilleure idée ? Il adressa un sourire narquois à Bondoni. Ou quelque chose de mieux à faire ? Il nous faut quatre à cinq heures et on peut mettre le chauffage dans la voiture. »
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