Giuseppe démarra, traversa la place à contresens et vint se ranger devant le couple. Il contempla sa fille mouillée et ne put se défendre de la trouver belle et bien faite.
— Montez ! leur dit-il.
Ils obéirent et reprirent leurs places à l’arrière du véhicule.
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Une période d’indécision suivit. Les jeunes gens mouillés s’ébrouaient, et la scène revêtait un comique qui ne concordait pas avec cette situation dramatique.
— C’est malin, bougonna Ferrari.
Il s’en voulait de ne pas éprouver de véritable colère.
— Pourquoi n’êtes-vous pas allé trouver les flics ? jeta-t-il à Philippe, en le fixant dans le rétroviseur.
— Parce que je suis assez grand garçon pour aller les trouver quand bon me semblera, répondit le jeune homme.
Le taxi était stoppé, mais son pauvre moteur surmené tournait toujours avec de grands halètements d’asthmatique gravissant un escalier.
La silhouette d’un policier en imperméable, luisant comme un poisson noir, s’approcha du véhicule. Il tapota d’un doigt bagué de cuivre la vitre de Giuseppe. Le Presidente actionna la manivelle déglinguée du remonte-glace et coula au représentant de l’autorité un regard déjà soumis.
— Vous ne voyez pas que vous êtes à l’envers du sens giratoire ? grogna le policier.
— Excusez, dit Giuseppe, avec cette putain de pluie on n’y voit rien !
Vous feriez bien de trouver un remplaçant à votre tacot, conseilla l’autre, il commence à se faire tard pour lui !
Giuseppe manœuvra pour retrouver le sens obligatoire et traita mezza voce le flic d’enfant de salaud. Puis il repartit cahin-caha à travers ce rideau de pluie qui s’écartait à peine sur son passage pour se refermer aussitôt.
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— Où allons-nous ? soupira le Presidente.
Cette question, il se la posait à lui-même et n’attendait pas de réponse. D’ailleurs il n’en obtint pas. Il avançait avec la pitoyable certitude que cela ne servait à rien et que chaque tour de roue ne faisait qu’user un peu plus ses pneus.
— Si le journal a publié ce papier, c’est que la police a pris en considération la déposition de l’architecte, Signor.
— Sûrement, admit Philippe.
— Donc on a dû donner votre signalement et le numéro de ma voiture.
— C’est probable.
Giuseppe lui coula un regard intrigué dans le petit rectangle de glace.
— C’est tout l’effet que cela vous fait ?
— Qu’y puis-je ? grommela Philippe.
— On va nous arrêter.
— Je me justifierai.
— Vous ne croyez pas qu’il serait plus astucieux de vous justifier tout de suite ?
— Peut-être, mais je n’en ai pas envie.
Ferrari en fut choqué. C’était un homme sensé et tout ce qui lui paraissait extravagant l’incommodait.
— Il serait tellement simple pourtant de voir les policiers avant. La dame doit être arrivée chez elle maintenant et il suffirait de lui téléphoner, n’est-ce pas ?
— Évidemment, trancha Philippe, alors puisqu’il m’est aussi facile de me disculper, je préfère voir venir.
Le mordant avec lequel il parlait en imposa au Presidente.
— Nous prenons toujours l’autoroute de Milan ? demanda-t-il au bout d’un moment de silence.
— Toujours, Presidente.
Sirella claquait des dents. Philippe la prit par les épaules, mais comme il était plus trempé qu’elle, son étreinte ne la réchauffa pas.
— Il faudrait que nous nous changions, dit-il à Giuseppe. Lorsque vous verrez une auberge, arrêtez-vous.
Il cherchait à comprendre comment il avait repris la situation en main. Pourquoi le Presidente avait-il craqué tout à coup, en voyant sa fille rejoindre Philippe sous la pluie ?
Maintenant, il le devinait tout prêt à devenir son complice le cas échéant.
Le Presidente fit halte à une sorte de restauroute ultra-moderne sur l’esplanade duquel s’alignait toute une théorie de pompes à essence.
À cette heure de la matinée, l’établissement était presque vide. Des Anglais rouge brique, en gros pull-over à carreaux, mangeaient des œufs sur le plat devant un immense comptoir de bazar où une jeune vendeuse disposait sa bimbeloterie. Des serveurs en uniforme bleu fourbissaient des percolateurs chromés et un homme de peine, vieux et gris, lavait le carreau mélancoliquement en trempant son balai-brosse dans un seau de plastique.
Giuseppe rangea son taxi en épi, face à la rotonde vitrée comme une cathédrale.
Sirella prit sa maigre valise de carton, tandis que le Presidente dégageait de la galerie celle que Philippe lui désignait ; puis ils entrèrent en éternuant à qui mieux mieux. La pluie tombait toujours avec autant de hargne et l’horizon demeurait hermétiquement clos.
— Mademoiselle et moi aimerions nous changer, dit Philippe, c’est possible ?
Le serveur qui les accueillait le considéra d’un œil complaisant.
— C’est même nécessaire, plaisanta-t-il. Si vous voulez me suivre…
— Commandez donc des œufs au plat et du vin blanc, jeta Philippe au Presidente avant de suivre l’employé.
Celui-ci leur fit traverser les cuisines d’abord, puis, par un dédale de couloirs, il les guida jusqu’à une petite chambre pauvre et propre, meublée chichement de deux lits de fer et de deux chaises. Un paravent rudimentaire, fabriqué avec des planches sur lesquelles on avait collé des illustrations de magazine, séparait les deux lits et un double placard métallique, semblable à ceux qui servent de vestiaire dans les usines, occupait la place disponible.
— C’est ma chambre et celle de mon collègue, expliqua l’employé. Ici nous ne faisons pas hôtel.
Il attendit le pourboire que méritait sa serviabilité et, l’ayant obtenu, se retira.
Lorsqu’ils furent seuls dans cette petite chambre de personnel, les deux jeunes gens se regardèrent et rougirent de leur isolement.
— Je vais vous laisser, murmura Philippe, je me changerai après vous !
Il se dirigea vers la porte, s’arrêta pour la regarder. Elle ne le quittait pas des yeux. Alors il revint vers elle. Sirella claquait des dents et un tremblement convulsif l’agitait de la tête aux pieds.
— Merci pour tout à l’heure, dit Philippe, je me rappellerai toute ma vie cet instant où vous êtes accourue près de moi.
Il posa un baiser glacé sur les lèvres tremblantes de Sirella.
— C’est cela, un vrai sacrement, murmura-t-il, ce courage, ce stoïcisme. Voyez-vous, Sirella, j’ai l’impression que nous venons de nous marier.
Elle acquiesça. Elle était très pâle et des cernes bleus soulignaient son regard ardent.
Philippe se mit à déboutonner la veste du petit deux-pièces. L’étoffe détrempée collait à la peau de la jeune fille. Il la lui ôta comme on décolle une bande adhésive, avec autant de lenteur précautionneuse.
Sirella lui prit la veste et ôta le cœur d’or qui se trouvait épinglé à l’intérieur. Pendant ce temps, Philippe s’empara d’une serviette de toilette et se mit à frictionner les épaules et le dos de Sirella. Lorsque cette partie de son corps fut sèche, il embrassa la nuque duveteuse de sa compagne et, doucement, frotta sa joue contre son dos tiède.
La nuit précédente, lorsqu’il lui avait rendu visite dans sa chambre, ils n’avaient eu soif l’un et l’autre que de baisers. Et voici que dans cette chambre furtive où ils ne pouvaient s’attarder, ils sentaient naître tous deux un désir immense qui abolissait toute prudence. Philippe dégrafa la boucle du soutien-gorge. Elle ne fit pas un geste pour s’y opposer. Le frêle sous-vêtement demeura un bref instant à sa place, puis glissa à terre. Philippe coula sa main libre sous l’aisselle de la jeune fille et caressa le sein humide qu’il venait de dénuder. Puis une hâte frénétique s’empara de lui et il continua de la dévêtir avec une brutale maladresse. Sirella s’abandonna sans résistance et se laissa renverser sur l’un des lits en serrant de toutes ses forces le cœur d’or dans sa main.
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