— Bonjour…
Elle se tenait droite, sa vieille serviette de cuir noir sous le bras. Une serviette qui avait dû lui servir au cours de ses études et à laquelle s’attachait maintenant une sorte de fétichisme…
— Vous m’avez laissé tomber tous ces jours…
— J’ai même failli vous laisser tomber tout à fait…
— Vraiment ?
Elle a ouvert la serviette sur son bras gauche et en a sorti un journal qu’elle m’a lancé. Il n’y avait pas besoin de l’ouvrir. C’était en première page, et sur trois colonnes :
REBONDISSEMENT DANS L’AFFAIRE SOMMET
Odieuse mise en scène du meurtrier. Crime passionnel exclu ! L’assassin a tué pour se débarrasser d’une dette de huit millions !
Les caractères dansaient devant mes yeux. Ils étaient noirs, luisants, épais, comme ceux qu’on grave dans des pierres tombales.
J’ai essayé de lire l’article… Les dix premières lignes m’ont suffi ; elles contenaient toute l’affaire telle qu’elle s’était déroulée… On avait retrouvé les morceaux de reçus dans la canalisation de la fosse d’aisance… J’étais confondu !
Je n’ai pu lire plus avant, tout se brouillait… Cela faisait comme en été lorsque la chaleur danse sa sarabande au ras du sol ! J’ai repoussé le journal.
— Eh bien, je crois qu’on peut me considérer comme un homme mort, ai-je murmuré en regardant mon avocate.
Elle se mordait la lèvre inférieure. Elle semblait désemparée.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ?
— Oh ! ce n’est pas le moment d’être susceptible…
— J’aurais pu prévoir au moins les investigations ordonnées par le juge.
— Et après ?
Elle n’a rien répondu. Elle était l’image même de l’impuissance. Non, elle n’aurait rien pu faire… Rien. Aucun avocat, même un maître du barreau, n’aurait sans doute pu me tirer de ce mauvais pas. Aussi sa rancune n’était-elle pas professionnelle. Elle m’en voulait de m’avoir donné sa sympathie en pure perte. Elle m’en voulait d’avoir trompé l’amie qu’elle devenait insensiblement pour moi.
— Vous avez commis un crime abominable, monsieur Sommet.
— Vous êtes mon avocat ou mon juge, maître ?
— Même un avocat peut porter un jugement sur son client.
— Alors j’ai commis un crime abominable. Mais ne comptez pas que je m’en explique, mon petit ! À partir de maintenant je nie, purement et simplement, ou je me tais…
— C’est en effet la seule règle de conduite à adopter…
Son affirmation m’a frappé. Elle paraissait satisfaite de m’entendre annoncer cela.
Je me suis laissé tomber à califourchon sur l’escabeau. Sylvie sentait Paris. Cette odeur-là, je l’avais perdue, en même temps que le reste… Plus jamais il n’y aurait ce parfum subtil de Paris dans les escaliers de Passy ou de la rue de la Paix… Jamais plus il n’y aurait Paris et l’enchantement bizarre de ses avenues baignées au printemps d’ombres vertes… JAMAIS !
Ça m’étouffait ! Quelle folie j’avais commise ! C’était avant que j’aurais pu recommencer, avec ou sans Andrée ! Oui, avant, tant que j’étais encore un homme libre…
— Folie ! ai-je soupiré, c’est ma propre tombe que j’ai creusée en bêchant.
Elle s’est avancée vers moi et m’a posé ses mains sur les épaules. Pourquoi diable me faisait-elle penser à ma mère ? Elle avait ce même air effarouché et compatissant ! Ce même courage peureux à l’abri duquel je venais me placer lorsque l’ivrogne d’à côté piquait ses crises d’éthylisme.
— Écoutez-moi, a-t-elle balbutié…
Il y avait des larmes dans ses yeux, dans sa voix.
— Malgré tout je crois comprendre… Vous avez tenté quelque chose d’énorme, de monstrueux, pour essayer de partir de vous-même, n’est-ce pas ?
J’aurais pu tomber sur un avocat habile, retors, sur un renard capable de m’aider à sortir de l’impasse. Elle, dans le prétoire, ne pourrait rien… Mais elle me comprenait. Il n’existait pas cent personnes dans Paris capables de comprendre mon attitude, et j’étais tombé sur l’une d’elles.
— Oui, Sylvie, c’est ça, comment le savez-vous ?
— Je vous ai déjà dit que je vous devinais. Jamais je n’ai cru, moi non plus, à votre demi-innocence… Je savais que tout était beaucoup plus compliqué… Je savais que vous étiez allé jusqu’au bout pour…
Pourquoi ? Le savais-je très bien moi-même ? Maintenant les véritables mobiles de mon acte m’échappaient. Je ne comprenais plus ce qui m’avait poussé à agir ainsi.
— Je vais payer, ai-je dit sourdement.
— Sans doute ! Mais une chose devra vous réconforter…
— Ah oui ?
— La mémoire de vos victimes. Vous, vous allez mourir pour payer une affreuse expérience ; elles sont mortes pour rien. Leur fin ne vous aura pas même été utile. Vous les avez sacrifiées sans que cela serve à quoi que ce soit !
Elle me fournissait un argument de poids, mais qui s’avérait pour moi sans valeur. Je n’éprouvais aucun remords. Au contraire, je ressentais pour Andrée et Stephan une espèce de sourde haine, car il me semblait obscurément qu’ils s’étaient ligués contre moi pour me perdre. Oui, c’était un peu comme s’ils avaient été amant et maîtresse pour de bon.
J’ai réfléchi un peu. Un silence écrasant frappait la prison d’une louche apathie. J’étais bel et bien dans l’antichambre de la mort.
— Vous pensez donc qu’il n’y a plus d’espoir pour moi ?
— Il y a toujours de l’espoir, a-t-elle soupiré.
— Vous avez une idée ?
— Il faudra nier…
— D’accord, mais à quoi cela rimera-t-il ?
— À jeter le doute dans l’esprit de certains jurés…
— Hum, vous y croyez, vous ? Le tribunal me confondra…
— C’est la seule chance…
J’ai considéré avec horreur les murs blafards de ma cellule, constellés de graffiti stupides comme le sont tous les graffiti.
Comment avais-je pu trouver ce local reposant ? Il me faisait horreur. Il avait la forme d’un cercueil sans couvercle ! Un grand cercueil dans lequel je commençais à faire l’apprentissage de la mort.
Il n’y avait de réel, de vivant, que cette petite femme brune, timide et mal fagotée… Oui, juste son regard intense et triste…
— Sylvie !
Je suis tombé à genoux devant elle. J’ai appuyé mon front en sueur sur sa jupe. L’étoffe sentait le drap neuf. Elle a eu un frémissement, un geste pour me repousser… Et puis elle n’a pu l’achever. Alors j’ai tout à coup réalisé tout ce que je représentais pour elle. J’étais bien plus que son premier « gros » client. J’étais, si je puis dire, son premier « homme ».
Un espoir démesuré m’a sauté à la gorge. La petite voix perfide qui me chuchotait des conseils pernicieux depuis des mois s’est fait entendre à nouveau :
« Berny, si tu sais t’y prendre, cette fille peut t’aider à te sauver. »
Il fallait que je lui sorte le grand jeu, que je tente le tout pour le tout.
— Écoutez-moi, Sylvie !
— Relevez-vous, si quelqu’un venait…
— Si quelqu’un venait, nous l’entendrions… Écoutez-moi. Ces derniers temps, je caressais un rêve insensé. J’espérais être acquitté… Alors je vous aurais proposé de partir avec moi, loin d’ici, et de vous consacrer à ma rédemption…
N’était-ce pas un peu trop gros ? Malgré tout ç’avait été une étudiante ; elle avait dû être prévenue contre les « salades » de certains individus ! Et puis j’étais un dangereux assassin ! Que disais-je, « un abominable », c’était imprimé en corps gras dans tous les journaux !
Mais la raison ne peut rien contre l’amour d’une fille farouche. Et celle-ci m’aimait ! Elle ne me voyait plus. J’aurais pu anéantir la moitié de l’humanité, elle aurait continué à ne voir en moi que l’homme qui la troublait…
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