« Tu dois parler, lui ordonne-t-il. Rappelle-toi notre pacte.
— Je ne dois rien du tout. J’ai déjà dit dans l’avion que je ne ferais pas ça. »
À cet instant une jeune femme, vêtue de la livrée de l’hôtel, fait son apparition.
« Êtes-vous madame Cynthia Bonsant ? »
Comme Cyn acquiesce, l’employée poursuit : « Votre fille aimerait que vous la rappeliez. Ça avait l’air urgent. »
Mon portable ! Elle ne peut plus me joindre !
Dans sa chambre, Cyn compose le numéro de Viola, qui décroche immédiatement. Avant même que Cyn ne puisse dire un mot, elle jette, la voix entrecoupée de sanglots : « Eddie est mort. »
Par la fenêtre, la journaliste regarde les façades de l’autre côté de la rue, ornées de motifs en stuc. Elle a dû mal entendre.
« Tu as bien dit “Eddie est mort” ?
— Oui. »
Elle tombe sur le rebord du lit. « Mon Dieu ! » balbutie-t-elle. Eddie … Pauvre Viola ! Le deuxième de ses amis qui s’en va en quelques jours. « Comment vas-tu, ma chérie ? »
Elle est prise de tremblements. Viola tente de parler. En vain. Elle pleure. Cyn est au comble du désespoir. Elle aimerait tant prendre sa fille dans ses bras ! Que faire ?
Elle songe à Annie. Mais elle ne peut envoyer Viola chez elle. Elle ! La mère d’Eddie. Elle tremble tant qu’elle a du mal à tenir le combiné.
Elle regarde l’heure. Aucun avion ne décolle si tard.
« Je rentre demain matin, le plus tôt possible, chérie. » Elle se ressaisit pour ne pas se mettre à pleurer à son tour. « J’appelle mon amie Gwen. Tu peux peut-être dormir chez elle.
— Pas la peine, renifle Viola. Ça va aller.
— Eddie m’a appelée ce matin de bonne heure. » Le jeune homme apparaît dans son esprit, tel qu’il était le soir du décès d’Adam, assis dans sa cuisine. Ça ne peut être vrai.
« Ça a dû se passer peu de temps après.
— Tu sais comment ? demande prudemment Cyn.
— Il a glissé sous le métro.
— Glissé ?
— Le quai était bondé, d’après la police. L’heure de pointe. Ils étudient les images des caméras de surveillance. »
Elle repense aux événements dans les égouts. Elle ne ressent plus rien.
« Pauvre Annie ! Tu lui as parlé ? Comment va-t-elle ?
— Qu’est-ce que tu crois ? rétorque Viola après un silence. Elle est au fond du trou. »
Pendant quelques minutes, elles se consolent l’une l’autre puis raccrochent, se promettant de se rappeler plus tard.
Cyn est assise sur le lit, totalement abasourdie. Elle est traversée de longs et incontrôlables frissons. Elle n’est pas certaine d’avoir la force d’appeler Annie. En plus, elle ne connaît pas son numéro par cœur.
Eddie est mort. On a tenté de la tuer. Quelle journée ! Coïncidence ? Bienvenue chez les paranos, Cyn !
Elle rejoint la réception, tenant à peine sur ses jambes. Une employée trouve le numéro de son amie sur Internet et le note sur un papier, qu’elle lui tend. Elle le prend comme un automate et regagne sa chambre.
Annie ne décroche pas. Même après la cinquième tentative.
La boule au ventre, Cyn repousse machinalement la nourriture dans son assiette. Elle boit, en revanche, beaucoup de vin. Elle a raconté à ses deux collègues ce qui est arrivé à Eddie. Cette mauvaise nouvelle lui évite une discussion avec son patron à propos de sa décision de renoncer à la traque. Il ne cesse de téléphoner, quand il ne suit pas, sur son téléphone ou grâce à ses lunettes, ce qui se passe sur le site du Daily. Constamment, il leur parle de la recherche de Zero, leur résume les derniers messages des forums. Les événements de l’après-midi ont monopolisé l’attention du monde entier. Cyn remarque que, curieusement, ses paroles lui changent les idées. Pour un peu, elle l’en remercierait. L’alcool, probablement.
Avec l’accord d’Anthony, Chander réserve un vol pour le lendemain matin.
« Nous n’avons plus rien à faire ici, décide Anthony. Prends-moi une place en business. »
À la suite d’une énième discussion téléphonique, il leur annonce qu’il doit participer à une émission sur une chaîne de la télévision publique autrichienne. « Ça commence dans une heure. Je dois y aller. »
À peine a-t-il tourné les talons que Chander prend la main de Cyn et la serre.
Elle lutte pour ne pas pleurer. L’alcool trouble son regard.
« T’es vraiment à bout, dit-il d’un ton attendri.
— C’est trop pour une seule journée.
— Il te faut une vraie boisson. » Il la prend par le bras et la conduit au bar.
« Je suis déjà presque ivre.
— Aujourd’hui, tu as le droit. »
Chander commande deux cocktails. Elle le laisse faire. Il lui pose des questions sur Eddie.
« Imagine qu’il m’a appelée ce matin.
— Tu l’as déjà dit », lui fait-il remarquer tendrement.
Elle boit son verre cul sec. Elle fait une grimace et en commande un autre. Lentement, son cerveau devient cotonneux.
« Et il n’a pas dit ce qu’il voulait te raconter ? »
Elle réfléchit.
« Je ne sais pas… non. » Elle secoue la tête. Je dois arrêter après celui-ci, pense-t-elle tandis que le garçon la ressert. Lorsque la main de Chander se pose doucement sur son dos pour la consoler, elle est saisie d’un doux frisson. Elle s’abandonne.
L’informaticien change de sujet. Il lui parle de ses séjours à Vienne et d’autres voyages. Un vrai globe-trotter. Ses paroles lui parviennent indistinctes et étouffées. Elle l’interrompt sans crier gare, lui emprunte son téléphone pour appeler Viola. En gagnant un coin éloigné du bar, elle se rend compte qu’elle titube.
La voix de sa fille lui semble plus calme. Elle doit faire des efforts pour ne pas paraître ivre.
« Que fais-tu ?
— Je traîne, répond Viola. Je chatte , je téléphone, ce genre de choses, tu vois.
— Et toi ?
— Je noie mon chagrin, avoue-t-elle.
— Bonne idée.
— Impossible de joindre Annie.
— J’ai pas réussi non plus…
— J’arrive demain vers midi. On se voit bientôt. »
Après qu’elles se sont souhaité bonne nuit, Cyn tente de nouveau de joindre Annie. En vain.
Par chance, le bar est maintenant si bondé que sa démarche vacillante passe inaperçue. Elle doit s’arrêter à plusieurs reprises, mais parvient finalement à rejoindre Chander sans avoir heurté personne.
Bienveillant, il lui demande comment s’est passée sa discussion. Cyn n’a plus envie de se contrôler. Elle lui raconte.
L’alcool fait paraître la situation pour moins tragique qu’elle ne l’est.
« Tu vas tout de même aller à New York ?
— Je ne sais pas. »
Elle doit d’abord voir Viola et Annie. Ensuite, elle verra. Après les révélations de l’homme dans l’après-midi, elle s’y sent presque obligée. Elle doit découvrir ce qui se dissimule derrière tout ça.
« Je dois aller me coucher, annonce-t-elle soudain. Je préfère ne pas penser aux maux de tête demain matin.
— Je t’accompagne. »
Il la prend par les épaules.
Leurs chambres sont sur le même palier. Deux hommes attendent devant celle de Chander. L’un d’eux sort sa carte de police. « On vient saisir l’ordinateur que vous aviez aujourd’hui. Il est sous séquestre. »
D’un coup, Cyn redevient sobre.
Chander ne prend pas la peine d’examiner les papiers de l’homme. « On ne l’a pas, répond-il en ouvrant la porte. Vous pouvez entrer et fouiller. Chez ma collègue aussi. »
Elle acquiesce.
« Je l’ai perdu dans les égouts, explique-t-elle. Il est tombé dans l’eau. Si vous ne me croyez pas, fouillez ma chambre. »
Читать дальше