Lorsqu’Annie lui ouvre, elle a l’air dévastée.
Cyn la prend dans ses bras. Sans un mot, elle la conduit dans la cuisine.
Les mains tremblantes, Annie essaye de préparer du thé. Cyn la relaie. Son amie parle en balbutiant, ses propos sont incohérents.
« C’était un accident, d’après la police… La foule sur le quai… Sur les enregistrements des caméras, on ne voit rien de précis… Pas de témoins… C’est la faute à personne, m’ont-ils dit. »
Assise, elle regarde dans le vide. Sur son visage, les larmes coulent jusqu’à son menton.
Cyn pose une assiette devant elle. J’aimerais bien voir ces vidéos. Encore que… « J’aimerais bien » n’est pas la meilleure expression pour l’occasion. Elle ne lui fait pas part du soupçon qui, doucement, s’installe dans son esprit.
« Il était si content de passer son permis », dit Annie d’une voix terne.
Cyn se tait. Elle trempe ses lèvres dans sa boisson chaude. Elle écoute les bruits de la cuisine, le brouhaha de la rue. Des images d’Eddie et de Viola, enfants, lui retiennent en mémoire. Un enfant pensif aux grands yeux bruns, toujours plus soigneux que sa fille. Son sourire timide. Plus tard, à la puberté, il s’est transformé en éclats de rire. Elle n’avait pas remarqué que, depuis quelques mois, ses sentiments pour Viola avaient changé.
« Qu’est-ce que je fais, maintenant ? » demande Annie, les lèvres tremblantes.
La journaliste se place derrière elle, la prend dans ses bras, ressent les tremblements dont elle est agitée.
« Je suis désolée », renifle Annie. Elle essuie ses larmes et se lève.
« Tu n’as pas à être désolée », répond Cyn, doucement. Elle pense à sa dernière conversation avec le jeune homme, se demande si elle doit l’évoquer.
« Il t’a… », se lance Annie, avant de s’arrêter, puis de reprendre : « Il t’a appelée avant sa mort, m’a dit la police.
— Oui, répond Cyn, la gorge nouée. Peu avant, sans doute.
— C’était… sa dernière discussion avec quelqu’un. Qu’a… qu’a-t-il dit ?
— Il voulait m’expliquer quelque chose. » Elle essaye de se rappeler les mots précis, sans succès. « À propos d’une entreprise. Je ne sais plus laquelle. Il m’a dit qu’il avait sans doute une histoire à me raconter. Tu en sais plus ?
— Une histoire ? » Annie la regarde, perdue. « Quoi comme histoire ? Non. »
Comme absente, elle passe sa main sur sa robe, se recoiffe.
Cyn comprend ce qu’elle ressent. Des dernières paroles sans intérêt. Des dernières paroles qui n’étaient pas pour sa mère.
« Sais-tu… sais-tu ce qu’il faisait ces derniers jours ?
— Oui. » Elle hausse les épaules. « Il passait des nuits entières devant son ordinateur. Comme souvent.
— Son ordinateur est là ? » hésite Cyn.
Sans un mot, Annie la conduit dans la chambre du jeune homme. On a l’impression qu’il va rentrer de l’école. Des posters de rappeurs sur les murs et l’armoire. L’odeur d’une chambre de jeune. Annie reste sur le seuil de la porte, sans parvenir à faire un pas de plus. Cyn entre avec précaution. L’ordinateur est sur le bureau.
Et si c’était un accident ? Si on l’avait tué à cause de son histoire, n’aurait-on pas également récupéré son portable ? Que tu t’imagines qu’on ait essayé de te noyer ne signifie pas qu’Eddie a été tué. Tu crées des liens entre des événements pour la seule raison qu’ils se sont passés à la même date. Mais ils n’ont probablement rien à voir.
Cyn allume l’appareil.
« Il aurait trop aimé avoir une de ces paires de lunettes, dit Annie, d’une voix sourde. Comme les autres.
— Ils veulent tous en avoir. »
Un mot de passe est requis.
« Tu le connais ? » demande Cyn.
Son amie secoue la tête.
Elle éteint l’appareil, le referme. « Je… je peux le prendre ? Je te le rendrai, bien entendu.
— Il est verrouillé, qu’est-ce que j’en ferais ? »
Elle prend l’ordinateur et quitte la chambre d’Eddie.
« Quand… » La journaliste ne trouve pas ses mots. Elle a la gorge nouée.
« Je ne sais pas encore. Dans les prochains jours.
— Tu as quelqu’un pour rester auprès de toi ? » Elle l’enlace.
« Ma sœur doit arriver.
— Je… Je dois repartir demain. Tu m’appelles quand tu veux. » Faut juste que j’aie un nouveau téléphone. « Dans quelques jours, je serai de nouveau à Londres.
— Ne t’en fais pas. Mali, Ben et les autres sont là. Merci d’être passée. »
« Marten, viens voir ! » crie Luís à travers la pièce.
Il quitte son cube de verre et se rue dans le bureau des techniciens. Sur l’un des écrans de Luís, le site avec les chutes d’eau. Le moniteur d’à côté est recouvert de texte.
« Ça vient de la NSA, dit Luís. Il montre une liste de mails et d’adresses IP ainsi que d’autres informations.
— Ils ont passé en revue les personnes qui visitent ce site. Ils sont alors tombés sur cette adresse IP : DaBettaThrillCU@…
— “Le meilleur frisson, on se voit ?” » traduit Marten. Il comprend, à la lecture, ce dont il s’agit vraiment. « Une anagramme d’Archibald Tuttle ?
— C’est ça. Après avoir fouillé, les collègues ont pu établir un lien avec le Tuttle de Vienne. Notre bon Archibald n’a pas seulement manqué de prudence en enregistrant sa version de 3DWhizz. En fait, DaBettaThrillCU, ou Archibald Tuttle, a visité ce site une fois en 2010, peu après son ouverture. Cependant, je ne crois pas qu’il s’agisse d’une coïncidence.
— Tu veux dire qu’il se cache quelque chose derrière tout ça ?
— Oui. Mais je n’ai pas… Qu’as-tu dit ?
— Tu veux dire qu’il se cache quelque chose derrière tout ça ?
— Tu es un génie !
— Je sais. Dis-moi seulement pourquoi.
— En tant que génie, tu devrais le savoir.
— Qu’est-ce que j’ai dit ?
— Que quelque chose se cache derrière tout ça. Tu connais la scène de Jurassic Park où les mômes se planquent derrière une chute d’eau ?
— Oui.
— C’est pareil dans Le Temple du soleil. Tintin et Milou, tu sais ?
— Euh… Non, ça ne me dit rien.
— Derrière la chute d’eau, Tintin découvre l’accès secret au temple inca du Soleil.
— Des films d’action et des bandes dessinées… À l’occasion, il faudra qu’on parle de ta culture.
— Et de la tienne, puisque tu ne connais pas Tintin.
— Et qu’est-ce qu’il y a derrière ces chutes d’eau ? » Marten rit. « C’est un site Internet. » Il se penche par-dessus le moniteur. « Rien derrière, rien du tout. Que des câbles.
— C’est là que ma culture m’aide. Je relie des éléments. T’as vu le film Contact ?
— Jodie Foster qui rencontre des extraterrestres ?
— Tu vois la scène où Jodie Foster et son collègue aveugle découvrent un second signal sous un signal parasité ?
— Le discours d’Adolf Hitler pour la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de 1936 ? Tu veux dire… »
Luís acquiesce.
« Stéganographie. » D’un coup, Marten est sérieux. Quand il était jeune, il aimait décoder des messages. Du jus de citron sur du papier, le texte qui n’apparaît sur la feuille que lorsque celle-ci est chauffée. Dissimuler des informations dans des messages innocents est une pratique indispensable dans toute guerre, qu’il s’agisse des services de renseignement, de résistants, de guérilleros ou de terroristes.
« Pourquoi quelqu’un enverrait-il des messages cachés dans des chutes d’eau ?
— Elles sont, pour deux raisons, la cachette parfaite, explique Luís. Pour des raisons techniques, tu as besoin d’images en mouvement. Des images qui ne cessent de bouger. Aucun pixel ne doit rester le même. Dans le cas contraire, on pourrait accéder au message caché. Je te passe les détails techniques. Des chutes d’eau en close-up sont donc idéales. Tout ne cesse de bouger. La seconde raison, c’est qu’une chute d’eau est absolument au-dessus de tout soupçon. Qui penserait que se cache derrière un site ésotérique la plate-forme de communication d’activistes d’Internet ?
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