C’est précisément de ça qu’il s’agit. Dans ce monde ultra-connecté…
Snowman:
Pour ma part, je quitte la fréquence pour le reste de la soirée. Ciao !
Il est temps de dormir, Eddie. Voici quelques très bons conseils…
De nouveau, les Act Apps rappellent Eddie à l’ordre. C’est énervant. Et elles ne peuvent pas tout savoir. Comment pourraient-elles lui donner les bons tuyaux dans une telle situation exceptionnelle ? Son meilleur ami est mort. Assassiné. Combien y a-t-il d’histoires de ce genre en Grande-Bretagne ? Sans doute pas suffisamment pour que les logiciels puissent en tirer des conclusions optimales ni délivrer les conseils les plus avisés. Eddie en est certain. Ils ne peuvent que comprendre que le jour se lève bientôt et qu’il est encore éveillé.
Eddie se connecte à son compte pour désactiver les alertes. Bien entendu, il perdra des points. Mais il lui faut se concentrer. Pendant un instant, il se sent étrange, un peu perdu à l’idée que son conseiller numérique ne puisse plus dire un mot et qu’il se retrouve alors tout seul. Mais il doit s’en remettre à lui-même.
Il retourne à son programme, plus éveillé que jamais. Il se connecte à plusieurs forums spécialisés. Il a besoin du plus grand nombre de sources possible pour que son programme trouve quelque chose. Il lui faudra chercher dans des chiffres et des statistiques, mais aussi dans des textes. Pour cela, le programme doit avoir certaines facultés sémantiques. Eddie s’y connaît, mais il ne peut se passer de l’aide que l’on trouve sur les forums. Il a besoin également de l’outil de calcul Wolfram|Alpha. Il lui faut relier les données entre elles et travailler sur certains détails statistiques.
Lorsqu’enfin il s’allonge, heureux mais épuisé, il se rend compte qu’il est trop tard pour dormir. Tant pis. Il ne lui reste plus qu’à prendre une bonne douche pour commencer cette nouvelle journée. Il lance son programme. Il se passe la main dans les cheveux, fait du ménage sur son bureau, retombe sur son compte Freemee dans une des fenêtres de son navigateur. Il devrait se reconnecter pour recevoir de nouveau les notifications. Après sa douche.
« Tu te vends ! » lui reproche sa mère.
Tôt ou tard elle devait bien l’apprendre, songe Viola.
« Vaut mieux que ce soit moi que quelqu’un d’autre », répond-elle avec un calme olympien en caressant son petit pain. « Autant être réaliste. Et ce n’est pas moi que je vends mais mes données. Depuis longtemps, on nous mène tous en bateau ! Toi, encore plus. Chaque année, tu offres l’équivalent de plusieurs milliers de livres de données pour une boîte mail gratuite. Personne n’en a autant gratuitement de ma part. Je les collecte moi-même, et bien plus que tout ce qu’on pourra bien me voler.
— Et toi aussi tu as une de ces… », dit Cyn en désignant le poignet de sa fille.
« Une smartwatch, une montre intelligente, ou connectée. Appelle ça comme tu veux. Avec ça, je me connais mieux.
— Mais ça doit coûter une fortune !
— Pas tant que ça. Celle-ci coûte quatre-vingts livres quand on l’achète neuve.
— Quoi ? Et pour toi, ce n’est pas cher ?
— Calme-toi. Pas eu besoin de sortir un penny pour l’acheter. Freemee me donne des frees en échange de mes données. Je peux les dépenser en ligne pour acheter des trucs. Pas seulement chez Freemee, ailleurs sur Internet aussi. » Elle prend une bouchée et poursuit. « Sans compter que ce n’est pas du gaspillage, mais un investissement. Grâce à ça, j’ai encore plus de données, de plus en plus précises, avec une valeur plus grande encore. Les adultes peuvent faire virer leurs frees sur leur compte en banque.
— C’est… C’est…
— Génial !
— Et combien de frees tu récoltes ? »
Aie.
« Ça dépend. Le mois dernier, environ deux cent quarante.
— Ça fait combien d’argent ?
— À peu près cent soixante livres », dit Viola le plus vite possible.
« Cent soixante livres ? » répète sa mère en en martelant chaque syllabe. Elle est bouche bée. « Mais alors tu n’as plus du tout besoin d’argent de poche !
— Quel argent de poche ? Les clopinettes que tu me donnes ? » Elle se reprend en voyant le regard de sa mère. « Désolée, je ne le pensais pas. » Elle sait à quel point sa mère travaille dur pour gagner un peu d’argent.
« Comment en arrivent-ils à cette somme ?
— Tout est expliqué sur leur page d’accueil. C’est calculé sur la somme que je dépense tous les ans pour la nourriture, les vêtements, les loisirs. Et comme je suis une jeune adulte, j’ai une influence importante sur mes parents. Je suis prescriptrice. Il faut enlever quelques frais pour Freemee et ceux qui achètent les données… Réfléchis donc à ce que tu dépenses chaque mois en nourriture. Chaque chaîne de supermarchés convoite ton argent.
— T’es-tu déjà demandé ce qu’ils faisaient de tes données ? Tu n’as plus la moindre sphère privée !
— La sphère privée ? » rigole-t-elle. « Dois-je te rappeler tes collègues hier ? Les caméras de surveillance partout dans Londres et ailleurs ? Sans compter la surveillance des services secrets ? Google, Facebook et tous les autres ? La sphère privée ! » Elle rit de plus belle. « Maman, depuis que je suis petite, je sais qu’il y a des caméras partout. Je sais qu’on est suivi à la trace dès que l’on paye avec sa carte bleue ou sa carte de fidélité. Que nos smartphones enregistrent tous nos mouvements, et qu’ils diffusent les adresses et les numéros de téléphone de nos amis. Que les services secrets, les banques, les supermarchés et même nos machines à café identifient nos comportements. » Elle hausse les épaules. « Voilà où nous en sommes. Les portables et Internet sont arrivés avant ma naissance. C’est votre génération qui a construit ce monde tel qu’il est. Pas nous. Alors arrêtez de vous énerver.
— Notre génération ? J’avais encore un journal intime avec un cadenas.
— Et il y a quoi dedans ? répond Viola en ricanant. Tu n’avais pas d’amies pour en parler ?
— Pas au vu et au su de tout le monde. »
Typique. Sa mère, une fois de plus, ne la comprend pas. Voilà un an, Viola se serait vraiment emportée. Grâce aux Act Apps, elle a appris à rester calme, même en discutant avec un dinosaure.
« Si tout le monde se fait une image de moi, autant que ce soit moi qui donne les informations. » Elle soupire. « En Grèce ancienne déjà, les plus vieux en voulaient aux jeunes parce qu’ils utilisaient l’écriture. Tu es pareille ! »
Sa mère émiette son sandwich sans s’en rendre compte.
« Tu pourrais sans doute gérer tes propres données encore mieux que moi. Tu as bien plus de possibilités que moi avec ta carte bleue, ton compte en banque, toutes tes cartes de fidélité. Sans compter que tu pourrais gagner de l’argent. Et après les grands titres dans la presse, tes données ont encore plus de valeur.
— Quels titres ?
— Ne me dis pas que tu n’as encore rien lu ? »
Elle prend son téléphone, cherche les articles en question et le lui tend sous le nez.
La photo d’Adam est toujours à la une. En dessous, les photos de Cyn sur la scène de la fusillade et dans l’entrebâillement de la porte.
« Ses lunettes », titre une manchette.
« La police a révélé de qui Adam tenait ses lunettes », explique Viola. Elle affiche d’autres articles. « Eh ! Tu es devenue sacrément connue cette nuit. Ton visage est devenu celui de tous les parents qui ne se sont jamais intéressés à nous ni aux nouvelles technologies, parce qu’ils croient que les plus vieux sont forcément plus intelligents.
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