Midi et une minute.
Graham Carlisle n’était pas venu. Il ne viendrait pas.
L’Étincelle éprouva une brusque tristesse. Pour lui-même. Un peu comme du chagrin.
Cette émotion le surprit. Il s’était toujours dit, ainsi qu’il l’avait écrit, qu’il accueillerait la fin le cœur joyeux. Que l’éruption ultime de sa lumière signerait son propre ravissement. Peut-être s’était-il trompé. Trop tard pour s’en préoccuper maintenant.
Sans argent, il n’avait pas les moyens de s’enfuir. Il ne voulait pas en arriver là, mais c’était le choix de Graham, pas le sien. Lui n’aurait pu être plus clair. L’argent ici à midi, sinon il commettrait un acte terrible.
Il soupira, une longue expulsion d’air qui le laissa à court de souffle. Il pensa à Raymond et aux noirs plaisirs qu’ils avaient partagés en secret. Raymond, seul parmi tous les humains, l’avait compris. Si l’Étincelle avait cru en Dieu, en des lieux situés au-dessus ou au-dessous de celui-ci, il aurait pu espérer le revoir. Dans un coin de l’enfer, allongés côte à côte, ils auraient chuchoté pendant la nuit éternelle.
Mais il ne croyait pas à ses choses. En revanche, il estimait important de tenir parole. Il posa le sac par terre, contre la rambarde, s’accroupit et y plongea la main. Le contact du pistolet était agréable. Comme une promesse entre ses doigts.
L’Étincelle se releva et jeta un regard autour de lui.
Qui ?
Dans cet ultime péché, qui réduirait-il au silence ?
Alors, il vit la réponse.
Flanagan dégagea son Glock de l’étui et le tint le long de sa cuisse, canon pointé vers le bas.
Allez. Maintenant.
« Howard Monaghan ! »
L’homme n’eut aucune réaction.
« Je croyais qu’on devait attendre, dit Lennon.
— Restez où vous êtes. »
Elle appela l’homme à nouveau. Pas de réponse.
Flanagan s’approcha de lui. Lennon avança de l’autre côté, prêt à le prendre à revers s’il tentait de s’enfuir.
Elle leva son arme, à deux mains, et mit en joue le dos de l’homme. Indifférente aux murmures d’effroi, aux exclamations étouffées qui jaillissaient tout autour.
« Howard Monaghan », lança-t-elle encore une fois, assez fort pour altérer sa voix.
L’homme réagit enfin. Il se retourna lentement, comme un cobra qui étudie sa proie, et découvrit le pistolet.
« Oh, putain ! »
Il leva les mains.
« Bon sang, ne tirez pas, ne tirez pas, ne… »
Malgré la force de la supplique, Flanagan entendit distinctement Lennon. « Ce n’est pas lui. »
Elle ne détacha pas ses yeux de l’homme qu’elle visait en plein front. « Vous êtes sûr ?
— Oui. »
Elle baissa l’arme. « Eh merde ! »
Tout tremblant, l’homme gardait les mains en l’air. Il regarda alternativement Flanagan et Lennon. « Qu’est-ce que vous… »
Le coup de feu résonna dans l’atrium et roula sous la haute voûte.
Un silence se fit après les derniers échos. Puis des cris. À l’étage au-dessus, un torrent humain qui se précipitait dans l’escalator, les gens se poussant et se bousculant, les plus grands et les plus rapides projetant les autres sur le côté.
« Qu’est-ce qui se passe ? dit Flanagan. Calvin, vous m’entendez ? Qu’est-ce qui se passe ?!
— Niveau 1, répondit la voix tendue de Calvin. Il est là, je le vois, il a une arme. J’essaie de descendre, mais les gens sont… il y a… je ne peux… »
Flanagan se rua vers le grand escalier, Lennon la suivit en boitillant. Ils tentèrent de remonter la marée des hommes, des femmes et des enfants terrifiés à qui ils devaient arracher chaque marche. Mais elle avait beau brandir sa carte de police, l’autre main crispée sur son pistolet, ils n’avançaient pas.
Lennon poussa une exclamation quand le flot des corps l’entraîna vers le bas, puis elle l’entendit jurer et pester en regagnant du terrain. Enfin, elle réussit à atteindre le niveau 1 et l’aperçut.
Howard Monaghan, l’Étincelle, un semi-automatique au poing, balayant du regard la foule en déroute, cherchant sa prochaine cible.
Un jeune homme gisait devant lui, mort ou agonisant. L’expulsion de son âme en même temps que le sang répandu.
Et là, en face, Calvin, émergeant soudain de la rivière humaine, seul et bien visible.
Il n’avait aucune chance.
L’Étincelle sentait ses terminaisons nerveuses qui fourmillaient sous sa peau, de la tête aux pieds, une puissante montée de jouissance telle qu’il n’en avait pas éprouvée depuis des dizaines d’années. Les cris. Le déferlement des gens effrayés.
Tout pour lui.
Tout affluant vers sa luminescence.
Personne ne l’avait vu sortir le pistolet de son sac. Ces moutons étaient bien trop occupés à contempler leurs portables, plus absorbés par le scintillement de leurs petits écrans lumineux que par le monde autour d’eux.
Il avait d’abord choisi l’enfant. Un petit garçon, deux ans à peine, qui marchait avec ses parents. Un avorton. Comme lui-même, autrefois. Il avait visé le centre de sa poitrine, pressé la détente, et… rien.
Le cran de sûreté. Le temps qu’il libère le mécanisme, le petit et sa famille étaient engloutis par la foule. Là, un jeune en survêtement, agrégat de coudes, de genoux et de boutons d’acné, le genre qui conduisait trop vite dans une minable petite voiture au moteur gonflé tandis que les basses d’une horrible musique cognaient à l’intérieur.
Bien sûr, l’Étincelle ne pouvait pas lire l’avenir, mais cela l’amusait d’imaginer la vie sur le point de s’achever.
C’était aussi simple que de tendre le bras pour envoyer un coup de poing. Le pistolet se cabra, il perçut la détonation dans ses oreilles, dans son poignet. Après, le garçon était étendu par terre. Et tout le monde se taisait, comme si ces centaines d’humains étaient aspirés dans un vide. Ensuite, ils hurlèrent. Et puis ils se mirent à courir.
Merveilleux.
L’Étincelle frissonnait de plaisir. Il avait expliqué à ce policier, Lennon, que tuer n’était jamais le but en soi. Mais peut-être se trompait-il. Et qu’au contraire, c’était ce qu’il avait toujours recherché.
Pour le savoir, un seul moyen.
Il promena son regard sur la masse grouillante, essayant d’isoler une autre cible. Difficile. Les gens s’enfuyaient et ne lui montraient que leurs dos. Peut-être une femme, ou une fillette. Mais il y en avait tellement. Tellement de possibles. Il aurait voulu tous les toucher.
Une chaleur lui envahit les yeux, une boule dans la gorge. Il avait envie de pleurer de joie. La beauté de l’acte, si simple. Choisis quelqu’un, pensa-t-il. N’importe qui.
Là, à travers ses larmes, il vit un homme qui luttait contre la marée humaine, à contresens. Jeune, propret, bien habillé, en costume cravate. L’homme cria quelque chose que l’Étincelle ne comprit pas et s’extirpa de la foule. Il avança en chancelant, bras ouverts pour conserver son équilibre. Ses semelles glissaient sur le sol lustré.
L’Étincelle visa.
L’homme se figea. Les yeux écarquillés.
Une bouffée de pur bonheur et de paix, un calme qui montait depuis les tréfonds de son être et l’irradiait jusqu’à ses extrémités.
L’homme leva sa main qui tenait quelque chose. Un objet sombre.
L’Étincelle entendit une déflagration, sentit le bruissement de l’air près de sa tête. Il pressa la détente et eut un mouvement de recul quand la cartouche vide lui frôla la joue. L’épaule de l’homme explosa dans une constellation écarlate. Il s’effondra.
L’Étincelle distingua alors clairement ce qui était tombé de sa main. Un pistolet ressemblant au sien, le canon encore fumant.
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