La nuit dernière, alors que les fêtards beuglaient et chantaient à tue-tête, l’Étincelle avait fait son sac. Il n’emportait pas grand-chose. De quoi se changer. Se laver. Quelques-uns de ses dessins préférés, roulés et maintenus par un élastique. Quatre mille cinq cents livres sterling en billets, un peu plus de deux mille euros.
Il lui fallait encore une chose.
Le pistolet était posé près du lit, sur la commode d’enfant au vernis écaillé. Quittant la fenêtre, il s’approcha et le prit dans sa main droite. Cela faisait des années qu’il n’avait pas appuyé sur une détente. Il n’appréciait pas ce genre d’armes. Trop bruyantes, trop sensibles, trop facile. Mais il aimait bien son poids au creux de sa paume. Ce côté froid et dur, le pouvoir concentré dans le métal.
Les ressorts de la couchette inférieure grincèrent quand il s’assit pour attendre, son sac près de lui. Il avait beaucoup à faire aujourd’hui, mais pas tout de suite. Il posa le pistolet, sortit un bloc-notes de papier A5 à carreaux et un crayon, se mit à dessiner, esquissant des traits en diagonale, puis construisant peu à peu une tour dont les étages ressemblaient à des ponts de bateau. Des cercles et des barres verticales représentaient le public, des gens debout, montant et descendant. Combien y avait-il de niveaux dans le centre commercial ? Trois ? Quatre ? Aucune importance.
L’Étincelle arriverait à Victoria Square avec quelques minutes d’avance. Il ne craignait pas que Graham prévienne la police ; il n’en aurait pas le cran. Il viendrait ou ne viendrait pas.
Si Graham venait, tout irait bien. Il lui donnerait l’argent, l’Étincelle irait à pied jusqu’à Central Station, il prendrait le premier train pour Dublin et tout serait réglé, terminé. Pour lui, du moins.
Et si Graham ne venait pas ? Eh bien, alors, son destin serait prêt à s’accomplir, exactement comme il l’avait toujours imaginé.
Il tourna la page, commença un nouveau dessin. Un pistolet, semblable à celui qui reposait sur le lit. Un doigt, semblable au sien, pressant la détente.
Lennon emboîta le pas à Flanagan dans le couloir pour gagner la salle de réunion, un gobelet de café en polystyrène à la main. Dans cette même pièce, il avait passé une heure à se trémousser sur une chaise la semaine dernière, pendant que l’avocat de la Fédération de la police lisait ses notes.
Il avait à peine réussi à dormir, chaque cellule de son corps réclamant désespérément la tiède couverture des antalgiques, et sortait de la douche quand le téléphone avait sonné. Flanagan semblait ne pas avoir fermé l’œil du tout. Lennon regarda sa montre. Sept heures dix. En approchant de la porte, ils croisèrent deux agents qui eurent l’air visiblement surpris de le voir. C’était compréhensible. En dehors de ses entretiens avec l’avocat, il n’avait pas remis les pieds dans ce commissariat depuis plus d’un an.
Le brouhaha et les conversations se turent quand Flanagan entra avec Lennon, puis quelques discrets chuchotements se firent entendre. Les regards lui brûlaient la peau. Des agents du Département E, la Branche des opérations spéciales. Surveillance, infiltration, et, souvent aussi, missions d’enquêtes concernant les membres de la police. Certains s’étaient probablement penchés sur son propre cas, pensa-t-il.
En conformité avec la loi relative à la régulation des procédures d’investigation, Flanagan avait sollicité une autorisation d’intervention auprès de l’ACC à quatre heures du matin. L’équipe de neuf membres avait été envoyée depuis la base de Palace Barracks à Hollywood. La plupart des hommes n’étaient pas rasés. L’une des trois femmes terminait de se maquiller.
Flanagan s’installa pour présider en bout de table. Lennon s’assit à sa droite, face à Calvin de l’autre côté. Calvin hocha la tête. Lennon lui rendit son salut.
« Merci à tous d’être venus si vite, dit Flanagan. Je serai brève, nous n’avons pas beaucoup de temps. Depuis hier après-midi, nous avons un suspect crédible pour le meurtre de Rea Carlisle. Vous avez sûrement été avertis de l’affaire par les médias. »
Échange de regards et de murmures parmi les agents. Calvin se leva après avoir ouvert le dossier qu’il tenait sur les genoux. Il sortit une liasse de feuilles A4 et la passa à son voisin, qui en prit une et fit circuler le paquet.
Lennon reçut la dernière page. Une image d’aspect granuleux, le visage de l’Étincelle agrandi à partir de la photo que Rea lui avait donnée quatre jours plus tôt.
« Howard Monaghan, dit Flanagan. Cette photo date d’il y a trente-cinq ans. Monaghan est âgé d’une soixantaine d’années maintenant. J’ai la conviction qu’il a tué deux personnes récemment. L’une est Rea Carlisle, l’autre, Roger, dit “Roscoe”, Patterson, un criminel professionnel que certains d’entre vous doivent connaître. Il y a tout lieu de croire que Howard Monaghan a tué huit autres personnes dans les îles Britanniques depuis le début des années 1990. »
Encore une vague de chuchotements autour de la table.
« Silence, je vous prie… Hier soir, entre vingt-trois heures et vingt-trois heures quinze, je suis passée au domicile des parents de Rea dans l’espoir de parler à Mr Carlisle. Grâce à des informations apportées par l’inspecteur Lennon, j’ai découvert que Graham Carlisle et Howard Monaghan s’étaient connus durant leur jeunesse. Mr Carlisle était absent. À son retour, vers vingt-trois heures trente, il a eu une altercation avec sa femme, et avant que je puisse intervenir, elle l’a poignardé avec un couteau de cuisine. »
Des voix s’élevèrent, le niveau sonore monta d’un cran.
Lennon se taisait. Flanagan venait de tout lui raconter dans son bureau, les mains tremblant encore.
« Silence. »
Elle promena son regard autour de la table comme une maîtresse d’école.
« Mr Carlisle a été déclaré mort à son arrivée à l’hôpital Royal Victoria un peu après minuit, reprit-elle. Mrs Carlisle a été placée en détention. La presse n’est pas encore informée et rien ne doit sortir de cette pièce. Est-ce clair ? »
Chacun marqua son assentiment.
« Bien. Avant de perdre connaissance, Mr Carlisle a réussi à prononcer quelques mots, parmi lesquels “Victoria” et “demain”. Je suis convaincue qu’il était en contact avec Howard Monaghan et qu’il devait le retrouver aujourd’hui à Victoria Square. Je ne sais pas où, ni pourquoi, ni à quelle heure. Mais je crois qu’Howard Monaghan se montrera aujourd’hui. »
Elle regarda sa montre.
« Il est sept heures vingt. Le centre commercial ouvre à huit heures. Ce qui nous laisse quarante minutes. Nous agirons avec discrétion. Tout le monde en liaison radio, ce sera un réseau ouvert avec communications enregistrées, comme d’habitude. Donc, évitez les bavardages inutiles. Qui est votre opérateur ? »
Un homme mince aux cheveux bruns coupés en brosse leva la main et se présenta. « Sergent Beattie. »
Lennon le reconnut, à son grand regret. Il l’avait repéré dans les couloirs de l’hôpital quand il y avait séjourné après la fusillade. Beattie surveillait les allées et venues, et s’était trahi en feignant de parler dans son portable pour masquer une conversation radio, s’attirant ainsi l’attention que seul un autre flic pouvait lui porter.
« L’inspecteur Calvin vous accompagnera, dit Flanagan. Les gilets pare-balles sont obligatoires, mais ne les montrez pas. Un périmètre hors intervention a été instauré sur cinquante mètres autour de chaque sortie du centre commercial, donc il n’y aura pas d’autres véhicules de police. Nous nous répartirons par équipe de deux, une par niveau, y compris dans le parking souterrain. Toutes les entrées sont visibles depuis les étages, ainsi que les escalators. À nous tous, nous devrions réussir à couvrir la totalité de l’espace. »
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