Calvin demanda la parole. « Pourquoi ne pas utiliser la vidéosurveillance du centre ? La direction nous autoriserait sûrement l’accès à la salle de contrôle, et on profiterait de la centralisation des images… »
Un grognement désapprobateur parcourut la salle.
« Nous n’informons jamais personne d’une opération en cours, répondit Beattie. D’abord, parce que nous n’y sommes pas tenus. Mais surtout, parce que la direction mettra les équipes de sécurité au courant, et que les gars serreront les fesses toute la journée en attendant que l’opération se déclenche. Dès qu’il verra un garde transpirer à grosses gouttes, votre suspect prendra la tangente. »
Calvin hocha la tête et fixa la table devant lui, les joues écarlates.
Beattie continua à l’adresse de Flanagan : « Mais comment voulez-vous qu’on le reconnaisse, votre type ? Vous dites que cette photo date de trente ans. »
Flanagan se tourna vers Lennon. « Jack ? »
Lennon se leva avec effort, gardant une main sur le dossier de sa chaise. « J’ai vu Monaghan hier après-midi, de près. Il a les cheveux grisonnants, un début de calvitie, et le visage plus creusé, mais à part ça, il n’a pas trop changé. Il mesure environ un mètre soixante-dix, il est mince, vif, et très agile malgré son âge.
— L’inspecteur Lennon sera à mes côtés, il confirmera l’identité de Monaghan dès que l’un de vous l’apercevra, dit Flanagan. Nous nous tiendrons en retrait à l’étage supérieur pour que Monaghan ne voie pas l’inspecteur Lennon.
— Je croyais que Lennon était suspendu, fit observer Beattie. Il a tiré sur un collègue, me semble-t-il. »
Il avait parlé sans regarder Lennon.
« L’inspecteur Lennon n’interviendra pas durant l’interpellation, sa présence est requise uniquement pour identifier le suspect. Je me suis expliquée sur ce point avec l’ACC, et je compte sur l’entière coopération de tous les participants à cette opération. Est-ce clair, sergent Beattie ? »
Le policier confirma de la tête. « Oui. »
Flanagan avait raconté à Lennon sa conversation avec l’ACC. Ce dernier n’avait pas apprécié qu’on le réveille au milieu de la nuit pour l’entretenir d’un tueur fou qui déciderait peut-être de faire du shopping dans un centre commercial le lendemain matin. À contrecœur, il avait autorisé Flanagan à rassembler une petite équipe pour surveiller les lieux, mais rien de plus. Il n’allait pas gaspiller des ressources humaines sur la base de quelques mots chuchotés par un mourant, même si Graham Carlisle était un homme politique.
Aurait-elle eu un jour entier pour se préparer, au lieu de quelques heures, Lennon savait que Flanagan n’aurait pas obtenu davantage. Elle se débrouillait au mieux, avec des moyens insuffisants, et cela se voyait.
« Si vous le repérez, poursuivit-elle, signalez sa position exacte par radio mais restez à distance. L’inspecteur Lennon et moi nous approcherons aussi près que possible sans donner l’alerte. Une fois qu’il sera identifié, couvrez chacun une sortie. L’inspecteur Calvin et moi procéderons à l’arrestation. Nous devons agir aussi discrètement que possible, le surprendre, ne lui laisser aucune chance de s’enfuir. Des questions ? »
Personne ne leva la main.
« Parfait, conclut Flanagan. Essayons de ne pas foirer le coup. »
Les véhicules banalisés partirent les uns derrière les autres en direction du centre-ville. Flanagan était assise dans la voiture de tête, Calvin au volant, Lennon à l’arrière. La grisaille du petit matin s’était dissipée, des trouées bleues s’ouvraient au-dessus de Belfast et de ses bons citoyens. Mères en route pour l’école, autobus chargés de voyageurs.
« Vous m’avez bien entendue ? dit Flanagan en se tournant à demi vers Lennon. Vous ne faites que l’identifier, rien d’autre.
— Ne vous inquiétez pas, répondit Lennon. Je n’ai aucune envie d’en découdre avec cette ordure.
— Même si vous êtes touché personnellement ? Il sera jugé pour le meurtre de Rea. Vous n’avez pas besoin d’intervenir.
— Je vous le répète, je ne m’en mêlerai pas. »
Lennon regarda à nouveau par la fenêtre tandis que la voiture franchissait Albert Bridge. Au-dessous, la Lagan charriait ses eaux boueuses.
La foule s’épaississait au fil des heures. Flanagan avait mal aux mollets à force d’arpenter les allées de l’étage supérieur, flanquée de Lennon qui boitillait. Ils parlaient peu, s’arrêtant de temps à autre à l’entrée des restaurants pour consulter la carte comme les autres promeneurs tenaillés par la faim.
De très jeunes enfants et leurs parents orientaient leurs pas vers le cinéma, attirés par un de ces nouveaux jeux vidéo qui passaient maintenant pour des films. Flanagan avait souvent emmené Eli et Ruth, aussi excitée qu’eux, la petite fille en elle au comble du ravissement.
Un endroit comme Victoria Square n’aurait pas pu exister lorsqu’elle avait leur âge, songea-t-elle, en éprouvant un étrange ressentiment. Vingt ans plus tôt, les paramilitaires s’en seraient forcément pris au centre commercial. Une cible économique, auraient-ils allégué en revendiquant leur attentat à la bombe. À la vérité, les hommes cagoulés ne supportaient tout simplement pas que les gens de Belfast jouissent de quoi que ce se soit. Un bon cinéma, une poignée de restaurants, de jolies boutiques pleines de lumières. De tels plaisirs ne pouvaient être tolérés par ceux qui ne vivaient qu’avec la mort et la peur, et ils auraient tout incendié.
Ces gamins n’ont aucune idée de tout ça, pensa-t-elle, en regardant les joyeux visages acheminés par les escaliers mécaniques.
Une voix crachota dans son écouteur.
« Et lui, là ? Entrée côté Ann Street, pantalon beige, veste sombre. »
Lennon avait entendu aussi. Flanagan le suivit jusqu’à la rambarde de la galerie en surplomb, avec vue sur l’espace central. Elle scruta la marée humaine et repéra l’homme qui leur était décrit. Petit, ramassé, cheveux blancs.
Elle le montra du doigt à Lennon.
Il considéra l’homme attentivement. « Non. »
Flanagan repartit vers l’arrière de la galerie. « Restez vigilants », dit-elle dans le micro.
Sur autorisation de Flanagan, les agents avaient pris une pause tour à tour, pendant que leur partenaire continuait à patrouiller. Chacun avait maintenant annoncé son retour par radio. Elle entendait la fatigue et la lassitude dans les voix.
Elle parla en approchant son poignet de sa bouche. « Calvin, vous voyez quelque chose ?
— Personne qui correspond », répondit Calvin, à peine un souffle dans le creux de son oreille.
Lennon posa les avant-bras sur la rambarde au-dessus de l’entrée de Victoria Street. On apercevait la Jaffe Fountain par les portes, son dôme jaune étincelant au soleil. Flanagan se rappelait ce qu’elle avait lu à propos du monument pendant la construction du centre commercial. Érigée au centre de Victoria Square durant les années 1870, la fontaine fut ensuite déplacée dans les jardins botaniques, au sud de la ville, où elle tomba à l’abandon, proie des graffitis pendant plusieurs décennies. À l’image de Belfast, elle avait été restaurée et retrouvait maintenant un visage respectable.
« Vous allez persister encore combien de temps ? demanda Lennon, couvrant de sa main le micro accroché au revers de sa veste.
— Toute la journée, s’il le faut. »
Lennon éteignit l’émetteur dissimulé sous le vêtement. « Vous avez l’air fatigué.
— Merci. » Flanagan aussi coupa son micro. « Vous non plus, vous ne respirez pas la forme. »
Lennon haussa les épaules. « Je suis lessivé depuis plus d’un an. Il n’y a pas de raison que ça change.
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