Ida Carlisle mangeait un toast à la table de la cuisine, seule, dans la faible lumière qui filtrait par la porte d’entrée. Malgré l’épaisse couche de beurre, le pain lui paraissait sec et insipide, de la poussière sur sa langue.
Graham n’était pas rentré.
Pas plus d’une heure, avait-il dit. Bientôt onze heures, et il était toujours dehors quelque part, occupé à ses affaires. Combien de secrets dissimulait-il ? Combien de vies menait-il ? Une, au moins, qu’il ne méritait pas de vivre. De cela, elle était sûre.
Il avait emporté son pistolet. Elle avait entendu la lourde porte du coffre-fort qui se refermait dans leur chambre. Après son départ, ce soir, elle avait vérifié. L’arme ne s’y trouvait plus.
Ida était soulagée, en un sens. Plusieurs fois pendant la journée, elle était montée pour composer le code et prendre la boîte en plastique. Elle avait soulevé les fermoirs avec ses pouces, et il était là, niché dans la mousse, elle l’avait caressé de ses doigts, le ventre tordu par une terrible envie. Cet après-midi, pendant que Graham était en bas avec l’avocat, elle avait même sorti le pistolet de la boîte. Elle sentait encore son poids dans sa main.
Imagine… La balle lui perforant le crâne. Elle n’avait pas osé tirer sur lui, mais peut-être aurait-elle le courage de presser la détente contre elle-même.
Imagine. Graham et l’avocat entendant la détonation et se précipitant à l’étage. La découvrant, effondrée en travers du lit, son cerveau répandu sur la cotonnade égyptienne.
Imagine, imagine, imagine.
Et si Graham était parti avec l’arme dans un endroit sombre et désert, sous un pont ou derrière un entrepôt désaffecté ? S’il s’était garé, avait coupé le moteur, sorti le pistolet de la boîte à gants, approché le canon de sa bouche ? Peut-être même avait-il senti le goût de la graisse du pistolet sur ses lèvres avant que sa vie ne s’éteigne.
Imagine.
Elle sursauta au son du carillon. Sans bouger, elle retint sa respiration. Au fond du vestibule, à travers le verre dépoli de la porte d’entrée, elle distingua une silhouette.
À nouveau, le carillon. Ida posa le toast sur l’assiette, se leva, et s’approcha lentement de la porte.
« Qui est-ce ?
— Madame Carlisle… Inspecteur Flanagan. Ouvrez-moi, s’il vous plaît. »
Ida s’exécuta. Derrière le jardin, la rue semblait figée comme une photo. Elle ne sentit aucune brise, n’entendit aucun bruit.
La policière se tenait devant elle, seule, les yeux noyés dans l’ombre.
« Où est votre collègue ? demanda Ida.
— Il est tard. Je l’ai renvoyé chez lui.
— Est-ce qu’il a une famille ?
— Oui. Une amie et un petit garçon.
— Sans être marié ? Ah oui, c’est banal de nos jours. »
Flanagan sourit en manière d’acquiescement. « Je peux entrer ? »
Ida recula pour la laisser passer. Sans demander, Flanagan se dirigea vers la cuisine, alluma la lumière en entrant. Ida la suivit.
« Je vous ai interrompue pendant votre dîner ? » Flanagan montra le toast à moitié grignoté sur l’assiette.
« Pas vraiment. Je n’ai pas beaucoup d’appétit. Désirez-vous une tasse de thé ?
— Volontiers. » Flanagan s’assit à la table.
Ida bascula le bouton de la bouilloire encore chaude, qui ne mit pas longtemps à siffler. Elle attrapa une tasse dans le placard et un sachet dans la boîte à thé.
« En fait, c’est à votre mari que je voulais parler, dit Flanagan.
— Il n’est pas là.
— Il va rentrer bientôt, vous croyez ? »
Ida remplit la tasse d’eau brûlante. « Dans une heure, il a dit. Il n’était pas huit heures quand il est parti.
— Il disparaît souvent comme ça ? »
Le ton de la policière avait changé. Ida était capable de faire la différence, entre une conversation polie et une question qui exigeait une réponse précise.
« Toujours. » Elle versa un nuage de lait dans la tasse et la posa devant Flanagan. « Depuis les débuts de notre mariage et la naissance de Rea. J’étais enceinte avant de me marier, vous savez. »
Flanagan hocha la tête et sourit. « Ce n’est pas rare aujourd’hui.
— À l’époque, si. » Ida prit place en face d’elle. « Surtout dans ce pays. Je ne l’ai jamais dit à mes parents. Ils l’ont su, bien sûr, en voyant que les dates ne correspondaient pas. Mais nous n’en avons jamais parlé.
— Et où va Mr Carlisle quand il disparaît ?
— À des réunions du parti, à des entretiens avec des membres de la circonscription ou des collecteurs de fonds. C’est ce qu’il m’a toujours raconté.
— Vous le croyez ?
— Autrefois, oui.
— Autrefois ? »
Ida soutint le regard de Flanagan qui l’encourageait à poursuivre. « Maintenant, je m’aperçois que je ne le connais pas du tout. Je partage le lit d’un étranger depuis plus de trente ans. J’ai toujours culpabilisé à cause de la manière dont il me traitait. Je pensais que je le méritais. Quelle imbécile je suis.
— Il vous obligeait à culpabiliser. À vous sentir fautive. J’ai beaucoup rencontré cette forme de maltraitance, c’est toujours une affaire de contrôle. Je peux vous donner des noms. Il y a des gens à qui vous pouvez parler. Des gens qui sont là pour vous aider. »
Ida faillit lui répondre qu’elle n’avait pas besoin d’aide, que son chemin était clairement tracé. Mais elle se contenta de demander : « Vous avez annoncé à votre mari que vous avez un cancer ? »
La compassion s’effrita dans les yeux de Flanagan, révélant la tristesse au-dessous. Elle secoua la tête. « Non, je n’ai pas eu le temps. Je ne suis pas beaucoup chez moi depuis quelques jours.
— Vous avez peur de le lui dire. » Ce n’était pas une question dans la bouche d’Ida.
Flanagan fixa son thé, les mains refermées autour de la chaleur de la tasse. « Oui.
— Alors, vous venez ici à onze heures du soir pour ne pas vous retrouver en face de lui. Comme Graham qui sort pour m’éviter.
— Ce n’est pas pareil, lâcha Flanagan d’une voix soudain cassante. Ça n’a rien à voir… Et je ne suis pas ici pour parler de moi.
— Non, vous voulez parler de Graham.
— Absolument. » La colère qui avait obscurci le visage de Flanagan retomba. « Comment va-t-il ?
— Il est ivre, la plupart du temps. Il n’avait plus touché à une goutte d’alcool depuis notre mariage, mais il a acheté une bouteille de whisky le lendemain matin après la mort de Rea. Et d’autres ensuite. Il y en a une dans le placard, si vous en voulez.
— Non, merci. » Flanagan posa les mains à plat sur la table. « Ida, nous avons trouvé le registre. Nous savons qui… »
Un vacarme soudain. La porte d’entrée qui s’ouvrait en grand et heurtait le mur avec fracas, une bouffée d’air froid. Tournant la tête vers le vestibule, elles virent Graham, appuyé contre le chambranle.
Il cligna des paupières, les yeux rouges dans un visage plus rouge encore. « Qu’est-ce qui se passe ? »
Flanagan ne termina pas sa phrase. Elle avait espéré arracher une vérité à Ida avant le retour de son mari, mais à présent, c’était trop tard. Et il était ivre.
Elle se leva. « Monsieur Carlisle, je dois vous poser quelques questions. »
Il claqua la porte derrière lui. « Bon sang, je vous l’ai déjà dit. Je ne répondrai qu’en présence de mon avocat. Foutez-moi le camp. »
Carlisle s’avança d’un pas lourd dans le vestibule, les poings serrés. Il transpirait la violence.
Rester ou partir ?
Non, elle ne laisserait pas Ida seule avec lui.
« Faites donc, répliqua Flanagan, appelez votre avocat. Nous parlerons en l’attendant. »
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