Les quartiers agréables de la classe moyenne défilaient à l’approche d’Ormeau Road, maisons de style édouardien, fenêtres en saillie, jardins fermés par des haies. Les bons citoyens levaient les yeux de leurs tondeuses et de leurs sécateurs pour regarder la cause de cette agitation. Flanagan fut projetée contre sa portière quand Calvin vira brusquement à droite et s’engagea sur l’artère principale. Les autres usagers de la route s’écartaient ou pilaient aux feux devant les voitures de police qui forçaient la priorité.
« Calmez-vous, dit Flanagan.
— J’essaie juste de rester derrière… »
Il écrasa la pédale du frein pour éviter un autobus qui déboîtait de son arrêt. Le chauffeur leur fit signe de passer.
« Connard ! cria Calvin, malgré une probabilité infime d’être entendu par le conducteur du bus.
— Mais enfin, calmez-vous. Vous vous croyez dans Starsky et Hutch , ou quoi ?
— Pardon », dit Calvin, qui accéléra pour rattraper le véhicule de tête.
Prenant à gauche, ils s’engagèrent dans les étroites rues adjacentes où les maisons, plus petites, proches les unes des autres, se renvoyaient l’écho de la sirène. Encore à gauche dans Deramore Gardens, et, cent mètres plus loin, la maison où était morte Rea Carlisle.
La voiture de patrouille s’arrêta en dérapage le long d’une BMW aux vitres teintées et jantes larges. Calvin se rangea le long du trottoir. Flanagan ouvrait déjà sa portière, cherchant des yeux la maison que Lennon avait indiquée en face.
Là, le portillon entrebâillé.
Elle partit en courant.
« Attendez ! » lança Calvin.
En haut de l’allée carrossable, Flanagan repoussa le portillon contre le mur et dégagea son Glock de l’étui, canon abaissé. « Jack Lennon, montrez-vous. »
Sa voix résonnait entre les maisons voisines. Pas de réponse. Elle entendit les pas de Calvin derrière elle, puis les bottes plus lourdes des agents en uniforme.
La porte de la cuisine était ouverte. Elle s’approcha prudemment. Elle glissa son doigt dans le pontet, sentit la froide courbe de la détente. De sa main libre, elle fit signe aux autres de rester en retrait.
Une marche de béton à l’entrée de la cuisine. Elle y posa un pied, se pencha en avant pour jeter un coup d’œil à l’intérieur.
Là, à genoux, lui tournant le dos, Jack Lennon. Un autre homme, allongé, les yeux au plafond. Une flaque rouge tout autour. La poignée d’un couteau, la lame invisible dans la poitrine de l’homme, la main de Lennon sur son cou.
Flanagan pointa son Glock. « Écartez-vous de lui, Jack.
— Il est mort, dit Lennon.
— Écartez-vous. Immédiatement. »
Lennon prit appui sur le sol baigné de sang pour se redresser. Une fois debout, il se tourna vers Flanagan. Il avait les genoux rouges, les doigts dégoulinants.
Flanagan le fixa droit dans les yeux. « Mains sur la tête. »
Lennon ne discuta pas.
« Maintenant, sortez. Lentement. »
Flanagan recula. Dans l’air frais, loin de l’odeur de la mort. Lennon suivit.
« Couchez-vous. À plat ventre. »
Il s’exécuta, raide et gauche, les traits tordus par la douleur.
Quand sa joue reposa sur le ciment, Flanagan ordonna : « Mains derrière le dos. »
L’un des agents, qui se tenait prêt avec les menottes, les passa prestement à Lennon. Flanagan indiqua la cuisine d’un claquement de doigts. Calvin se précipita auprès de l’homme étendu à l’intérieur.
Les deux agents retournèrent Lennon sur le dos et le relevèrent en position assise. Après avoir rangé le Glock dans son étui, Flanagan s’accroupit devant lui. Pas rasé. Des cernes sous les yeux. Un visage trop marqué pour un homme de son âge.
« Qui est-ce ? demanda-t-elle avec un geste du menton en direction de la cuisine.
— Il s’appelle Roscoe Patterson. Il est connu de la police. Je ne l’ai pas tué.
— Qui, alors ?
— Howard Monaghan. On le surnomme l’Étincelle. Il a aussi tué Rea Carlisle, et d’autres. En haut, dans la chambre côté rue, il y a le registre. Celui dont m’a parlé Rea, comme je vous l’ai raconté. Et le portable de Rea.
— Où est cet homme maintenant ? »
Lennon indiqua du regard la clôture à l’arrière du jardin. « Il s’est enfui. »
Flanagan ordonna aux agents en uniforme d’aider Lennon à se relever. Ils fouillèrent ses poches, en étalèrent le maigre contenu sur le sol.
Calvin ressortit de la maison. Il secoua la tête.
« Jack Lennon, dit Flanagan, vous êtes en état d’arrestation pour présomption de meurtre. Vous n’êtes pas obligé de parler, mais je dois vous avertir que votre silence lors de l’interrogatoire risquerait de nuire à votre défense plus tard devant le tribunal. En revanche, tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous. Avez-vous bien compris ?
— J’ai compris. Mais plus vous perdrez de temps à vous acharner sur moi, moins vous aurez de chances de rattraper Monaghan. S’il tue encore, ce sera à vous d’en porter le fardeau.
— J’en porte déjà beaucoup, répliqua-t-elle en l’entraînant. Un de plus ne m’abattra pas. »
Lennon était assis sur une chaise en plastique dur dans un coin de la pièce, yeux fermés, tête rejetée en arrière, une douleur lancinante sous le crâne. Il écoutait Flanagan qui tournait autour de la table au centre de la pièce. Sur la table, le registre, ouvert, ses secrets exposés au grand jour.
« Jusqu’où avez-vous lu ? » demanda Flanagan.
Lennon ouvrit les yeux. « Quelques pages. Suffisamment pour me faire une idée. Et vous ? »
Elle s’immobilisa, le regard vague. « Tout.
— Alors ? »
Elle secoua la tête. « C’est terrible. Pas toujours cohérent, avec de longues divagations complètement délirantes, mais les détails ne laissent aucun doute.
— Ça pourrait être des fantasmes. À partir de comptes rendus de disparitions qu’il aurait lus dans la presse, il se serait inventé ces histoires. »
Flanagan lui jeta un regard de biais. « Vous y croyez ?
— Non. »
Elle exhala un long soupir accablé. « Nous allons effectuer un certain nombre de prélèvements ADN, surtout sur les ongles. Même s’il est impossible d’exhumer les corps, nous pourrons confirmer l’identité grâce aux membres de la famille. Au moins, pour eux, ce sera un dénouement.
— Mais lui, il est toujours en liberté. Quelque part.
— Le passeport de Howard Monaghan a expiré il y a deux ans. » Flanagan se remit à marcher. « Son permis de conduire un an plus tôt. Il n’a pas de véhicule enregistré à son nom depuis trois ans, ne soumet aucune déclaration d’impôts depuis cinq ans, ne cotise pas à la sécurité sociale. Pas de carte de crédit, un compte bancaire inactif depuis dix ans, la dernière fois qu’il a voté remonte à la fin des années 1990. Cet homme, l’Étincelle, comme vous l’appelez, est en train de disparaître.
— Qu’en est-il de la maison ?
— Trois jours après la mort de Raymond Drew, il s’est présenté à l’agence immobilière avec une caution en espèces, trois mois de loyer d’avance, une lettre de recommandation écrite par un ex-propriétaire qui n’existe pas, et il a signé le contrat de location sous un nom d’emprunt. Il a montré un faux permis de conduire et un relevé bancaire volé. Je présume qu’il voulait surveiller le domicile de son ami, dans le but de s’y introduire pour prendre le registre. Calvin a frappé à la porte lors de l’enquête de voisinage, mais personne n’a répondu. Il a supposé que l’endroit était inoccupé.
« Vous avez trouvé autre chose à l’intérieur ? »
Elle s’assit sur la chaise à côté de Lennon.
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