— Tu ne peux pas entrer.
— Je n’en ai pas l’intention. »
Lennon ferma la portière et traversa la rue. Le panneau de l’agence immobilière, indiquant LOUÉ, se dressait toujours dans le jardin à l’abandon de la maison d’en face. Là où s’était tenu un homme qui l’observait, trois jours plus tôt. Un homme d’environ soixante ans, avec des traits fins et des yeux bleus.
Il entendit la portière du conducteur claquer.
« Où tu vas ? lança Patterson derrière lui.
— Attends-moi.
— J’aime pas ça. J’ai pas besoin de ce genre d’ennuis. »
Lennon tourna vaguement la tête. « Je jette un coup d’œil, c’est tout. J’en ai pour une minute. »
Patterson resta debout, appuyé contre la voiture d’un air résigné. Lennon ouvrit le portail de l’allée carrossable. Le vantail pivota silencieusement sur ses gonds. Une maison de briques rouges, reflet presque identique de celle que Rea avait héritée de son oncle.
Lennon s’engagea sur les dalles de ciment et s’approcha de la fenêtre. Il scruta le salon à l’intérieur. Vide, plancher de bois nu, pas de meubles, rien aux murs hormis les fantômes des tableaux décrochés.
Contournant la maison, il atteignit le haut portillon en bois qui permettait d’accéder au jardin de l’autre côté. Entre les lattes, il distingua une remise branlante, la pelouse négligée, de grands pots envahis de mauvaises herbes. Les feuilles de l’année précédente s’entassaient un peu partout. Il put passer la main par un trou à hauteur de la taille et tirer le verrou. Le portillon s’ouvrit en grand, il dut le retenir pour l’empêcher de heurter le mur.
Il s’avança prudemment vers les fenêtres de la cuisine construite en saillie à l’arrière de la maison. À nouveau, il colla son nez à la vitre pour épier l’intérieur. Vide aussi, avec des espaces béants à l’endroit de la cuisinière et du réfrigérateur.
Contrairement à son attente, la poignée tourna lorsqu’il essaya d’ouvrir. La porte soupira en s’écartant doucement du chambranle.
Lennon hésita. Avait-il le courage ? Puis il pensa à Rea et poussa le battant du bout des doigts.
L’air froid de la maison le toucha au visage. Il pénétra dans le silence, traversa la cuisine en faisant aussi peu de bruit sur le vieux linoléum que le lui permettait sa claudication. Plus loin, le vestibule, une porte ouverte, un salon vide.
Lennon inspecta chaque pièce dans ses moindres recoins. Parvenu au bas de l’escalier, il leva les yeux vers le palier plongé dans l’obscurité.
Personne ici, pensa-t-il. Personne.
Il posa le pied sur la première marche. En montant, il prit conscience de son cœur qui cognait dans sa poitrine, de son souffle court. Il marqua une pause, avala sa salive, attendit que la tension retombe. Puis il reprit son ascension.
En haut, il se trouva face à quatre portes. Au fond, supposa-t-il, celle de la salle de bains. Il l’ouvrit et resta en retrait. Rien, à part la poussière et une goutte qui tombait régulièrement du pommeau de la douche sur l’émail de la baignoire. Une couche de tartre tapissait la cuvette des toilettes.
La deuxième porte s’ouvrit en grand dans la pièce. Une moquette usée et tachée. Une vieille armoire contre un mur, dont les portes bâillaient sur leurs gonds tordus. Il entra et alla à la fenêtre, qui donnait sur le jardin.
Deux autres pièces sur le devant de la maison. L’une, ouverte, une sorte de débarras à peine assez grand pour contenir un lit une place. De la fenêtre, ici, il avait une vue dégagée sur la maison de Raymond Drew et les mouvements dans la rue tout autour. Roscoe Patterson, toujours appuyé contre la voiture, fumait une cigarette.
À la dernière porte, Lennon hésita, redoutant ce qu’il pourrait trouver, même s’il n’avait aucune raison d’imaginer autre chose qu’une pièce vide. Il tourna la poignée et poussa le battant.
Un grand registre relié en cuir était posé au centre sur la vieille moquette.
Lennon déglutit. Une odeur âcre flottait dans l’air, une odeur masculine, où la sueur se mêlait à l’humidité. Un sac de couchage dans le coin, quelques boîtes de conserve vides, de l’eau en bouteille, une sacoche marron, des crayons et des feuilles de papier.
Un iPhone, l’écran noir. Il savait à qui il appartenait, et, à cette pensée, un froid le transit.
Des motifs aux murs, dessinés au crayon. Le trait était grossier, mais le talent suffisant pour que Lennon reconnaisse la femme représentée sur chaque panneau. Debout à une fenêtre ou sur le seuil d’une porte, regardant dehors, observée à distance. Rea Carlisle ressuscitée par une palette de gris.
Il s’avança dans l’atmosphère souillée de la pièce. En cinq pas, il parvint au registre, dont la couverture lustrée avait terni. Il s’agenouilla en grognant sous l’effort, et, sortant un mouchoir en papier propre de sa poche, s’en enveloppa les doigts pour tourner la première page.
Exactement comme Rea l’avait décrit. L’ongle, la mèche de cheveux. Le nom, Gwen Headley.
« Nom de Dieu », murmura-t-il.
Inutile de lire plus avant. Il était grand temps de transmettre cet objet à Flanagan, de lui raconter ce qu’il savait. À elle de poursuivre l’Étincelle, Howard Monaghan, l’homme qui avait tué Rea. Et tué aussi, pensait-il, toutes les personnes inventoriées ici, avec ou sans Raymond Drew.
Lennon appuya une main par terre pour se relever, le flanc douloureusement contracté. Il alla prendre le téléphone dans le coin, appuya sur la touche et maintint la pression. Quand l’appareil s’alluma enfin et trouva un signal réseau, l’icône de la batterie indiqua le niveau de charge par un mince trait rouge. Une image surgit dans son esprit : Rea l’appelant avec ce téléphone, sans se douter qu’il ne lui restait plus qu’un jour à vivre.
Il composa de mémoire le numéro de Ladas Drive.
« Passez-moi l’inspecteur-chef Serena Flanagan.
— De la part de qui ?
— Jack Lennon. »
Un silence. Puis : « Ne quittez pas. »
Tout en écoutant les notes synthétiques de la musique de mise en attente, il s’approcha de la fenêtre donnant sur la rue. Patterson n’était plus appuyé à la BMW. Lennon ne distinguait pas l’intérieur de la voiture à travers les vitres teintées, mais il se représenta Patterson assis au volant, envisageant de tourner la clé de contact et de le planter là. Une fois qu’il aurait parlé à Flanagan, il descendrait lui dire de déguerpir. Sa présence ne servirait qu’à compliquer les choses.
Un déclic, puis : « Où êtes-vous ?
— Deramore Gardens.
— À la maison ? demanda Flanagan. Vous êtes vraiment gonflé.
— Non, dans la rue en face. Vous feriez mieux de venir.
— Vous êtes prêt à vous rendre ?
— Dépêchez-vous. »
Lennon raccrocha et alla reposer le téléphone dans le coin de la pièce. Il ressortit sur le palier, ferma la porte derrière lui. Une main sur la rampe de l’escalier pour assurer son équilibre, il descendit avec raideur, le flanc meurtri par chaque pas.
Il entendit le gargouillis avant d’arriver en bas.
Par les portes ouvertes du petit salon, il les aperçut dans la cuisine. Roscoe Patterson sur le dos, un couteau enfoncé jusqu’à la garde dans la poitrine. Un râle étranglé montait de sa gorge, ses yeux vides fixaient le plafond.
Penché sur lui, un homme, celui que Lennon avait vu devant la maison trois jours plus tôt. Petit, mince, vêtu d’un gilet sans manches qui laissait deviner le corps dur et musclé d’un danseur. Des traits fins auxquels l’âge donnait un aspect émacié. Des cheveux blancs et gras aplatis sur son crâne. Le tatouage sur son cou qu’un col de chemise dissimulait autrefois.
Читать дальше