Ida pointa à nouveau le canon. « Tu m’as menti tout ce temps. Tu m’as dit que tu avais arrêté.
— J’ai travaillé avec eux. Pour qu’ils renoncent à ce sectarisme imbécile, pour qu’ils voient plus loin que le fanatisme religieux, les drapeaux, et la peur de l’autre camp. Qu’ils se consacrent à leur métier, à l’éducation de leurs enfants, aux choses qui importent vraiment. »
Il faisait des gestes des mains pour donner du poids à ses paroles. Comme dans un discours à l’Assemblée. Toujours le politicien.
« Ça n’éclaire rien, dit-elle. Ça ne me rend pas ma Rea.
— J’essaie de t’expliquer où j’étais ce soir-là, et pourquoi j’ai dû mentir à la police. J’assistais à une réunion de la Brigade. À Belfast-Est. »
Les mains d’Ida tremblaient. Les larmes lui brouillaient la vue. « Tu l’as tuée. Je le sais. Tu avais peur qu’elle se rende à la police avec ce registre. Avec cette photo. Cesse de me mentir. »
Il s’avança vers elle à genoux. « C’est la vérité. Tu sais combien cet aveu me coûte ? S’il te plaît, crois-moi, je ne mens pas. »
Ida recula. « N’approche pas. »
Il se mit en appui sur un pied. Tendit une main. « Tu dois m’écouter, Ida. Je t’en prie, donne-moi ce pistolet.
— Non. » Larmes brûlantes sur ses joues. Sa voix, d’abord sourde et contenue, qui montait jusqu’à devenir un cri strident. « Non, je ne t’écouterai plus. Je t’ai écouté pendant trente-cinq ans, et pas une seule fois tu m’as dit la vérité. J’ai supporté que tu me traites mal, que tu me dénigres, que tu me domines, que tu m’étouffes. Je n’en peux plus et je ne me laisserai pas faire. »
Les mots explosaient contre les murs, hurlés, hystériques.
« Donne-moi le pistolet, dit Graham. Ida, donne-le-moi.
— Non. Maintenant, c’est toi qui vas m’écouter. »
Il lança le bras en avant pour tenter d’attraper l’arme. Elle retira sa main, puis le visa à la poitrine.
« Donne-moi ça.
— Tais-toi, sale menteur. »
Il essaya encore de lui arracher le pistolet. Elle esquiva. Le menaça à nouveau en plein cœur.
Il devint tout rouge. « Ida, pour la dernière fois, donne-moi ce pistolet.
— Non, je… »
Il bondit et se jeta en avant. Ses mains, dures et fortes, se refermèrent sur celles d’Ida. Il tira le pistolet vers lui, pointa le canon contre son sternum.
« Tu crois vraiment que j’ai tué Rea ? Alors, vas-y. Fais ce que tu as à faire. Punis-moi. »
Le chargeur contenait dix-sept balles. Ida les avait toutes comptées. Elle n’avait qu’à presser la détente et il suffirait d’une seule pour lui percer le cœur, le broyer.
« Vas-y.
— Je te hais. »
Ida relâcha sa prise, son doigt sortit du pontet. Il lui prit le pistolet, retira le chargeur, vérifia le contenu de la chambre, puis jeta l’arme par terre.
Le dos de la main de Graham fit exploser un feu d’artifice dans la tête d’Ida. Elle tomba la joue sur le tapis, devant la gueule du canon, un trou noir qui l’aspira dans un tunnel de ténèbres infinies.
Les dures suspensions de la BMW M5 ne firent aucune grâce à Lennon. Les roues encaissaient chaque trou de la chaussée, et les chocs, relayés par le plancher de la voiture, lui taraudaient le flanc. Il essaya de ne pas trahir sa douleur. Si Roscoe Patterson, au volant, s’en aperçut, il n’en laissa rien paraître.
« C’est qui, ton ami ? demanda Lennon.
— Un vieux de la vieille. Dixie Stoops. Il date d’avant mon époque, mais il est au courant de tout. »
Patterson s’était enfilé dans un enchevêtrement de rues, de jardins et de maisons que traversait Upper Newtownards Road, dans la partie est de la ville. Drapeaux de l’Union partout, bords des trottoirs peints en rouge, blanc et bleu.
Lennon avait patrouillé dans ces quartiers du temps où il était encore agent en uniforme. La haine et la méfiance de la police s’y manifestaient moins ouvertement que dans les zones républicaines de la ville — on lui avait rarement jeté des pierres —, mais les flics n’étaient pas pour autant les bienvenus. Ici aussi, les gens se refermaient lorsqu’on leur demandait s’ils avaient vu ou entendu quoi que ce soit.
« C’est là », dit Patterson en engageant la BMW dans un jardin clos où s’alignaient plusieurs remises et une structure modulaire. Bois de construction entassé sur un côté, palettes de briques et de parpaings en face. Sur le panneau qui surmontait le portail, on pouvait lire : MORRIS MCCREA & FILS, ENTREPRENEURS EN BÂTIMENT.
Patterson s’arrêta le long d’un bungalow en préfabriqué, à la porte duquel attendait un homme à la large carrure, et descendit de voiture. Lennon réprima un grognement en s’extirpant de son siège.
« La forme ? lança Patterson.
— Aye . Et toi ?
— Aye . »
L’homme ouvrit la porte et recula pour les laisser entrer. À l’intérieur, éclairage tamisé et murs peints en noir, ornés de drapeaux et de bannières, un maillot des Glasgow Rangers dédicacé, des photos de loyalistes tués par des républicains, par les forces de sécurité ou par les leurs. Une douzaine de tables rondes, chacune garnie d’un cendrier. Une table de billard. Une machine de vidéo-poker. À une extrémité, un bar de fortune et une rangée de glacières remplies de bouteilles et de canettes prélevées dans le stock empilé derrière.
On trouvait un certain nombre de clubs illégaux disséminés dans Belfast, tous tenus par des paramilitaires d’un camp ou de l’autre. Des lieux fréquentés par des hommes durs, où l’on buvait sec, le jour ou la nuit.
À l’une des tables, dans le coin le plus sombre, un homme était assis. Patterson se dirigea vers lui, Lennon sur les talons. L’homme les regarda approcher, visage de marbre strié de veinules rouges. Pas loin de quatre-vingts ans, estima Lennon, mais encore fort. Il ne décroisa pas ses épais avant-bras couverts de tatouages, ne serra pas la main que lui tendait Patterson.
Patterson fit les présentations. « Dixie Stoops… Dixie, voilà le gars dont je t’ai parlé. »
Dixie promena lentement son regard sur les deux hommes en attrapant sa canette de Harp sur la table.
« Je vous reconnais, dit-il à Lennon après avoir bu une gorgée. On n’a parlé que de vous aux nouvelles ce midi. Il paraît que vous avez tué cette petite.
— C’est faux. »
Dixie se fendit d’un sourire. « Marrant. J’ai dit ça aussi quand ils m’ont coffré. »
Lennon eut envie d’envoyer valser sa bière, de le prendre au collet et de le malmener un peu, comme autrefois. Pour lui montrer à qui il avait affaire. Mais la force lui manquait. Dixie Stoops, même à son âge avancé, le dévorerait tout cru.
« Vous m’avez arrêté, un jour.
— Oh ?
— Aye . Avec d’autres agents, vous nous avez chopés en voiture. On avait un fusil et des munitions dans le coffre. Vous m’avez mis une raclée.
— Désolé. Je devais être énervé ce jour-là.
— Et moi donc.
— Je peux m’asseoir ? »
Dixie désigna du menton la chaise en face de lui. Tandis que Lennon s’installait, Patterson dériva du côté du bar — ou de ce qui passait pour tel —, ouvrit une glacière et préleva une bière d’importation de qualité médiocre.
« Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Dixie.
— Roscoe m’a dit que vous avez peut-être connu quelqu’un dans le temps, une personne qui m’intéresse.
— Graham Carlisle. Le politicien.
— C’est ça.
— Écoutez-moi bien. Roscoe m’a demandé de vous parler parce que vous êtes son ami et que je lui dois un ou deux retours d’ascenseur. Je n’ai aucune dette envers Graham Carlisle, mais si j’avais su que vous étiez mêlé à ce qui est arrivé à sa fille, je serais resté chez moi. »
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