Lennon sortit la photo de sa poche. Il la posa sur la table basse entre les deux canapés, la fit pivoter du bout des doigts et la poussa vers Patterson.
« Regarde ça. »
Patterson prit la photo et examina les personnages à tour de rôle. Ses yeux se plissèrent lorsqu’il en reconnut un.
« Là, c’est…
— Graham Carlisle.
— J’ai appris ce qui était arrivé à sa fille. Bon sang, t’es pas mêlé à ça, hein ?
— Elle m’a donné la photo avant de mourir. Elle voulait savoir jusqu’où son père était mouillé avec les paramilitaires. »
Patterson lâcha un petit rire. « Jusqu’au cou, apparemment. Et les autres, tu as une idée ?
— À gauche, c’est Raymond Drew, l’oncle de Rea, le beau-frère de Graham Carlisle. Il ne te dit rien ?
— Non. Sale tronche…
— Tu n’imagines pas. Bref, il est mort il y a une semaine ou deux. Rea était en train de débarrasser sa maison quand elle a été tuée. »
Patterson jeta la photo sur la table. « M’entraîne pas là-dedans, en tout cas. Tu as le don de te foutre dans de sacrées embrouilles, mais cette fois, c’est sans moi. »
Lennon se pencha pour récupérer la photo et s’absorba dans la contemplation de ces deux visages. Graham Carlisle, Raymond Drew. Il pensa à Rea en haut de l’escalier. Brisée, sans vie.
« C’est la seule chose qu’elle m’a demandé de faire pour elle, dit-il. Elle est morte parce que je ne l’ai pas écoutée. Parce que je ne l’ai pas crue. Je lui dois ça. S’il te plaît, aide-moi. »
Patterson était tourné vers la fenêtre et le balcon, les traits inexpressifs dans la lumière.
« Me la joue pas aux sentiments, Jack. Je vais me mettre à pleurer.
— Tu peux m’aider ? » insista Lennon.
Patterson exhala, ses épaules s’affaissèrent. « D’accord. Je me rencarde, on verra bien ce que je trouve.
— Merci. »
Patterson se leva. « Ce sera tout, pour les petits services ? Parce que j’ai du boulot, moi. »
Lennon sourit. « Du boulot ?
— Ben ouais. Allez, je me tire. Fais gaffe à l’appart, hein ?
— Pas de problème.
— Au fait, tiens… »
Patterson fouilla dans la poche de son blouson et sortit une petite boîte en carton, blanche avec une inscription bleue, étiquetée par une pharmacie. Il l’agita sous les yeux de Lennon pour en faire sonner le contenu. « Tu veux ça, j’imagine. »
Le regard fixe, Lennon se représenta les plaquettes d’antalgiques à l’intérieur, les comprimés dans leurs cocons en plastique, attendant sa langue. Comme si elle répondait à un signal, la douleur devint plus vive dans son dos, dans toutes ses articulations, jusqu’à ses phalanges.
Il déglutit avec effort. « Non. »
Bras tendu, Patterson agita encore la boîte. « T’inquiète, tu peux me payer plus tard. »
Lennon secoua la tête. « Je n’en veux pas.
— Bon. C’est toi qui vois. »
En regardant Patterson sortir et tirer la porte derrière lui, Lennon, au comble de l’agacement, regretta de s’être autant dévoilé à un homme qu’il haïssait de tout son cœur.
Seul dans le café, il était attablé devant une tasse de thé noir, un toast desséché et un œuf au plat. La télévision accrochée au mur meublait le silence de son bavardage. Pas d’autres clients. La propriétaire, assise derrière le comptoir, menton grassouillet dans la main, fixait l’écran d’un regard vide.
Le pain faisait un bruit sec sous ses dents. Il était resté à l’intérieur toute la matinée, entre des murs qui l’écrasaient. Cette voix dans sa tête, lui reprochant sa terrible erreur. Répétant qu’il s’était laissé déborder par la colère, qu’il avait peut-être tout perdu. Quand l’écouter devint insoutenable, il avait dû sortir. Lui échapper.
À la télévision, le visage grave du présentateur du journal régional apparaissait sur un arrière-plan de gros titres. La mort de Rea Carlisle était passée en deuxième position. Il éprouva un mélange de soulagement et d’irritation.
« Nouvel élément dans l’enquête sur la mort de la fille de Graham Carlisle, député à Stormont, annonça le présentateur. Un suspect a été identifié. Reportage de Lauren McCausland. »
Il lâcha son toast. Le couteau qu’il tenait dans l’autre main retomba bruyamment en étalant le jaune d’œuf sur l’assiette. Il garda les yeux rivés à l’écran.
« La chasse au meurtrier de Rea Carlisle a pris un tour inattendu aujourd’hui », commença la voix off.
Ses poumons gonflés à bloc, la pression de l’air contre ses côtes. Un bourdonnement dans ses oreilles.
Puis une image. Une photo d’identité, le visage de l’homme sur un fond blanc.
Il relâcha son souffle. Le regard captif.
« D’après les enquêteurs, il s’agirait d’un de leurs collègues, l’inspecteur Jack Lennon. »
Jack Lennon. Le policier. Le numéro dans le portable de Rea. Il sentit un sourire s’esquisser sur ses lèvres.
Conférence de presse devant un commissariat. La femme inspecteur. Son nom brièvement affiché à l’écran. Des micros et des dictaphones alignés sous son menton.
« Nous pensons qu’il se trouve encore à Belfast, et nous souhaitons l’interroger au plus vite. Nous demandons à toute personne qui détiendrait une information permettant de localiser Jack Lennon, ou qui aurait été en contact avec lui depuis quarante-huit heures, de nous appeler immédiatement. Cependant, nous recommandons au public de ne pas s’approcher de lui, car nous le croyons potentiellement dangereux. »
Potentiellement dangereux. Le sourire s’élargit, puis disparut aussitôt.
La policière, Flanagan, continua : « En revanche, si vous le voyez, prévenez-nous aussitôt. Merci, ce sera tout. »
Les questions fusèrent mais elle se détourna.
Pauvre Rea. Elle s’imaginait qu’un policier pourrait l’aider. Personne ne pouvait plus rien pour elle maintenant. Mais le policier détenait la photo.
Comment s’y prendre ?
Comment gérer la suite ?
Peut-être devrait-il s’enfuir. Partir. Tout lâcher et déguerpir.
Ou était-ce une idée folle ?
À un certain moment, il y avait longtemps, il aurait pu choisir un chemin différent. Éviter le sang sur ses mains. Il avait eu sa chance, et il ne l’avait pas saisie. Ce qui n’a pas été choisi cesse d’exister une fois la décision prise. De même qu’on ne peut regretter la direction du vent, ou la forme d’un nuage.
Il pensa à Raymond. La tristesse le transperça, lui lacéra le cœur. Raymond et lui n’avaient jamais eu le choix.
Pas dans ce monde-ci.
Le chauffeur
19 mars 2003
Tu te rappelles le chauffeur ? Comment nous l’avons laissé là, avec le moteur qui tournait encore ? Tu te rappelles la giclée de sang sur le pare-brise ? L’expression dans ses yeux quand il a vu, quand il a compris ce qui allait lui arriver ?
C’était il y a plus de vingt-cinq ans. J’y pense toujours. J’en rêve. Parfois, je me demande où nous en serions si cette nuit n’avait pas eu lieu. Aurions-nous eu des vies normales ? Les gens comme nous peuvent-ils mener des vies normales ?
Moi, non. Je serais forcément devenu ainsi.
Tu te souviens que nous sommes restés allongés ensemble ce soir-là, à en parler ? Tu tremblais. J’ai dû te calmer, te serrer fort. Tu pleurais, tu disais que tu ne pourrais jamais recommencer, que tu t’en étais cru capable, mais que c’était trop, trop réel. Trop dur, vu de près. Alors, j’ai dû le faire à ta place.
Nous aurions dû naître ailleurs. Ce pays était beaucoup trop petit pour nous. Il l’est toujours. Les gens ont l’esprit trop fermé. Ils nous regardent et ils disent : « Ils ne sont pas pareils. » Et ils nous haïssent.
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