Je l’ai senti quand j’étais enfant. Je sais que toi aussi, tu l’as senti. Ils m’ont battu pour extirper de moi tout ce qui était différent. Ils m’ont battu si fort, ils ont essayé de me tordre pour que je leur ressemble, si souvent que je ne savais plus ce que j’étais. Je ne suis ni homme ni bête, ni poisson ni volatile. Je suis les ténèbres entre les choses. Voilà en quoi ils m’ont transformé.
Comment peuvent-ils vouloir que nous nous comportions comme des êtres humains normaux, toi et moi, s’ils nous traitent de cette manière ? Les insultes qu’ils me lançaient. Je faisais semblant de m’en moquer, mais j’étais blessé. J’ai enfoncé la colère et la haine en moi jusqu’à ce qu’elles réclament d’être libérées, pareilles à des braises ardentes. Bien sûr que cela se voit. Bien sûr que d’autres souffrent. C’est inévitable.
Je suis à l’intérieur depuis un mois maintenant. Je sors pour acheter de la nourriture en conserve, assez pour rester en vie. L’odeur ne me dérange pas. Il vaut mieux que je reste enfermé. Le méchant s’agite en moi et essaie de s’évader. Mais je ne peux rien faire ici, pas si près de mon domicile. C’est trop dangereux. Il faut que je sois loin, ailleurs, là où personne ne me connaît, mais il n’y a pas de travail qui m’appelle pour me déplacer.
Un jour, je commettrai une erreur. Ce n’est plus qu’une question de temps. Le méchant prendra le dessus. Je serai vu, signalé, attrapé. Et ensuite ?
M’abandonneras-tu ?
Nieras-tu que nous chuchotions nos secrets, allongés dans le noir ? Devant le journal télévisé, détourneras-tu les yeux comme s’il s’agissait de la photo d’un étranger ? Deviendras-tu un être humain à l’image de tous les autres, en renvoyant au passé les belles choses que nous avons vécues ensemble ?
C’est la seule peur que j’ai. Que tu me laisses seul, que tu partes et deviennes l’un d’eux. Alors, qui me maintiendra droit ?
Je mourrai avant que cela n’arrive.
Ida Carlisle attendait son mari dans l’entrée. Le beau plancher craquait sous ses pieds. Le bois et la pose avaient coûté une somme exorbitante. Et le papier peint. Revêtement mural, disait-on dans la boutique luxueuse où elle l’avait acheté, mais en réalité, c’était tout simplement du papier peint. Et le miroir biseauté, et la table du téléphone, et le cristal d’ornement.
Tant d’argent dilapidé pour des choses, juste des choses, rien qui ait vraiment d’importance. Elle se rappelait sa fierté quand la vendeuse lui avait annoncé le prix — par rouleau, bien sûr, pas pour l’ensemble —, parce qu’elle pouvait se l’offrir. Graham travaillait dur, avait-elle pensé. Nous méritons d’avoir une jolie maison.
Maintenant aussi, il travaillait. Même quand sa fille unique était couchée sur une table avec du givre sur les cils, Graham Carlisle allait au travail. Des gens à voir, avait-il allégué. Des affaires pressantes. Il avait dit qu’il rentrerait pour déjeuner. La pendule au mur indiquait presque trois heures.
Ida était là depuis une heure et demie. À l’attendre.
Elle entendit le Range Rover. Les pneus sur le gravier, le moteur qui s’éteignait. Le bruit de la portière.
Elle ferma les yeux et murmura une prière. Quand elle les rouvrit, elle distingua la silhouette de son mari par la vitre de la porte. Il tourna la clé dans la serrure, entra, tira le battant derrière lui.
Graham Carlisle se figea en voyant Ida.
Elle leva la main droite, braqua le pistolet sur sa poitrine.
Il ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son ne sortit. Sa langue humide claqua plusieurs fois contre ses dents.
Comme la plupart des hommes politiques, Graham était autorisé à détenir une arme personnelle. Il avait montré à Ida comment s’en servir, tout à son orgueil du privilège qui lui était octroyé. Et l’orgueil était un péché. Le Seigneur les punissait chacun pour leur faute.
Elle désigna la belle pièce. Celle où ils recevaient les visiteurs. « Va dans le salon », ordonna-t-elle.
Il déglutit, rassembla son courage. « Ida, qu’est-ce que tu fais ?
— Va t’asseoir. »
Graham fit un pas vers la porte ouverte, sans la quitter des yeux. « S’il te plaît, écoute-moi, Ida.
— Non. Toi, tu m’écoutes, dit-elle en le suivant. Assieds-toi.
— Non, Ida, je t’en prie, écoute…
— Assieds-toi ! » Les mots lui déchirèrent la gorge.
Graham se laissa tomber sur le canapé, mains levées.
« Ida, tu pourrais me tuer avec cette arme.
— C’est vrai. Maintenant, ferme-la. »
Graham se tut et la dévisagea, parfaitement immobile. Elle l’entendait à peine respirer.
« Pourquoi as-tu fait ça ? » demanda-t-elle.
Il s’humecta les lèvres. Secoua la tête. « Fait quoi ? »
Elle ne parvint pas à empêcher sa voix de trembler. « Pourquoi as-tu tué notre fille ? »
Il resta bouche bée. Les yeux embués.
« Pourquoi ? répéta-t-elle.
— Tu crois vraiment que je l’ai tuée ?
— Ne me mens pas. Pas maintenant. Tu m’as menti toutes ces années depuis que je te connais. Pour l’amour du ciel, ne mens pas maintenant. »
Une larme roula sur la joue de Graham. « Comment peux-tu penser une chose pareille ?
— Tu as déjà tué, dit-elle en se maîtrisant à grand-peine. Tu peux recommencer.
— Dans une vie antérieure. J’étais un autre homme. Un gamin, vraiment. Mais là, tu parles de mon enfant. Ma propre fille.
— Ta fille… Tu ne l’as jamais traitée comme telle. Tu ne l’as jamais vraiment aimée, hein ?
— Bien sûr que si.
— Eh bien, tu ne l’as jamais montré. Tu te souciais davantage de ta carrière que d’elle. Ou de moi. Tu n’étais jamais là pour nous. Je l’ai élevée seule.
— Je construisais une vie pour nous.
— Pas pour nous. Pour toi.
— Pour nous. Regarde tout ce que tu as. Cette maison. Toutes ces choses. Rea et toi n’avez jamais manqué de rien. J’ai trimé comme un forçat pour vous deux.
— Non, ça n’a jamais été pour nous. C’était uniquement pour toi. Et tu as cru que ta fille allait tout gâcher, alors tu l’as tuée. Espèce de salaud, tu l’as battue à mort pour qu’elle ne prévienne pas la police. »
Graham tomba à genoux sur le tapis. « Non, ce n’est pas vrai, je le jure devant notre Seigneur Jésus. Je n’ai pas fait de mal à notre Rea. Tu n’as pas vu les nouvelles ce matin ?
— Quelles nouvelles ?
— Ils ont un suspect. Ce policier avec qui Rea sortait. Tu l’as rencontré. Ils ont donné son nom ce matin. »
Ida s’approcha d’un pas. « Ils se trompent. Ils se trompent tous. Tu l’as tuée. Ne le nie pas.
— Je ne l’ai pas tuée. Je te le jure.
— Alors où étais-tu quand elle est morte ?
— Je te le répète, à la piscine.
— Non. Je sais que c’est faux. Dis-moi la vérité. »
Il ferma les yeux un instant, respira profondément. « Très bien. Tu veux la vérité. »
Elle maintenait le pistolet pointé sur son front. « Continue.
— Je n’ai jamais quitté la Brigade. »
Le canon de l’arme s’abaissa de quelques centimètres. « Quoi ?
— Je ne suis plus actif. Quand on s’est mariés, je leur ai dit que je ne voulais plus participer à aucune opération. Mais ils m’ont demandé de rester en tant que conseiller.
— Tu es toujours…
— Je n’ai qu’un rôle de conseiller. Sur des questions politiques. J’assure la liaison avec le parti.
— Mais ce sont des criminels, dit Ida. Des trafiquants de drogue. Des meurtriers.
— Nous les détournons de tout cela. Nous essayons de les impliquer. De les amener à penser aux gens de leur entourage, de leur quartier, et à ce qu’ils peuvent faire pour les aider. »
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