Lennon soutint son regard. « Je n’ai pas tué Rea Carlisle, et pour le prouver, j’ai besoin de découvrir le coupable. Je crois que le meurtre a un lien avec le passé de son père.
— Bon sang, on se croirait dans un polar comme ceux que lit ma bonne femme. D’accord. Allez-y, posez vos questions.
— Où avez-vous connu Carlisle ?
— J’étais le chef de la zone de Sydenham quand il a rejoint la Brigade de Belfast-Est. C’était encore un jeunot à l’époque, même pas vingt ans. Mais lui, il était bizarre.
— Comment ça ?
— Il allait à la fac. À l’université Queens, il étudiait le droit. On n’avait pas beaucoup d’intellos dans les rangs. Nous, notre instruction, c’est derrière les barreaux qu’on la recevait. Par exemple, j’ai un diplôme de sciences politiques. On dirait pas, hein ?
— Vous savez pourquoi il s’est engagé ?
— Pour faire comme ses potes du quartier. Où que ce soit, c’est toujours ce qui explique que les jeunes entrent dans des gangs. Pour appartenir à quelque chose. Pour être quelqu’un. La plupart des gamins par ici, s’ils ne trouvaient pas d’apprentissage, ils étaient foutus. Ils n’avaient rien, et ils savaient qu’ils n’auraient jamais rien. Mais vous leur mettez un flingue dans la main, vous leur donnez une cible, et ils deviennent quelque chose. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Oui. Pour autant, ça ne justifie pas ce qu’ils font.
— Je n’ai jamais dit ça. » Dixie secoua la tête. « Si j’avais su alors ce que je sais maintenant, j’aurais jamais écouté les politiciens — ceux qui étaient censés s’occuper de nos intérêts — quand ils ont commencé à agiter tout ce monde-là. Je me serais tiré et j’aurais mené une vie honnête. »
Il se pencha en avant, posa les avant-bras sur la table. Les tatouages frissonnèrent. « Voilà ce qui était étrange avec Graham Carlisle. Il était assez futé pour passer l’examen d’entrée en secondaire, pour fréquenter une bonne école, et ensuite l’université. Il avait un bel avenir devant lui, et d’ailleurs, il a réussi. Je ne comprends pas ce qu’il fabriquait avec nous autres. Bref, il a quitté le service actif quand il s’est marié, mais la direction a voulu le garder comme conseiller. Pour les questions de stratégie, de droit, tout ça. Et il a fait du bon boulot. Même s’il n’a pas été suffisamment écouté, et qu’on ne l’écoute pas assez aujourd’hui, ç’aurait été pire sans lui.
— On dirait que vous l’admirez.
— Moi, je l’admire ? » Dixie eut un rire méprisant. « C’est un pourri de première, je le déteste. Sauf qu’il a quand même servi à quelque chose. Maintenant, on a un pied à Stormont. Ça ne vous plaît pas, je le vois à votre visage. Mais sans les Graham Carlisle, les gens du coin n’auraient aucun moyen de faire entendre leur voix là-haut, au Palais. Les autres politiciens — et je parle des unionistes, de ceux qui sont supposés nous défendre —, pour eux, on est juste des merdes de chien dans la rue.
— Jusqu’à quel point était-il engagé, à l’époque ?
— Il est allé au front, mais pas longtemps.
— Vous voulez dire qu’il a participé à des actions ? »
Dixie hocha la tête. « Aye . Mais il n’a pas tenu le choc à un moment, et après ça, il a reculé.
— Après quoi ? »
Le regard de Dixie fila brièvement vers Roscoe, au bout de la pièce, pour s’assurer qu’il n’entendait pas.
« J’imagine que vous n’êtes pas venu en mission officielle, hein ?
— Non.
— Ceci est entre vous et moi. Ça ne va pas plus loin. Vous me suivez ?
— Absolument. »
Après s’être s’éclairci la gorge, Dixie raconta.
« Graham n’était pas arrivé depuis longtemps, il avait commencé l’entraînement, récolté un peu d’argent de protection, ce genre de choses. Rien de sérieux. Mais avec quelques-uns de ses potes, ils ont voulu faire leurs preuves, me montrer à moi et aux chefs de la Brigade qu’ils avaient des couilles. Ils ont appelé une des sociétés de taxis catholiques, ils ont commandé une voiture qui est venue de Belfast-Sud. Du côté du musée, je crois que ça s’est passé. Bref, ils s’étaient procuré une arme quelque part, ne me demandez pas où. Ils ont attendu que le taxi arrive, et toc, ils ont abattu le chauffeur.
— Bon sang…
— Graham Carlisle, ça lui a suffi, continua Dixie. Il ne tenait pas tant que ça à se salir les mains comme nous autres. Lui, il a passé son diplôme et tout.
— Qui était ces potes ? »
Dixie secoua la tête. « Je suis là pour parler de Graham Carlisle. Je ne donne pas d’autres noms. »
Lennon sortit la photo de sa poche et la posa sur la table. « Jetez un coup d’œil. »
Dixie plongea la main dans son pantalon de survêtement, trouva ses lunettes, les chaussa. Il prit la photo et l’examina, bras tendu. Un soupir s’échappa en sifflant de sa formidable poitrine.
« Bon. Je pourrais pas vous dire qui sont les gars derrière. J’y suis peut-être, allez savoir. Mais là, à gauche, c’est Raymond Drew. Graham a épousé sa sœur. Un joli brin de fille. Raymond, lui, c’était un sale con. Un de ces gars qui ne parlent pas, vous voyez le genre ? On ne sait jamais ce qu’ils pensent, sauf qu’à leurs yeux, on voit que ça se bouscule là-dedans à cent kilomètres-heure. Et Howard, il était pareil.
— Howard ? »
Dixie reposa la photo sur la table, la tourna vers Lennon, et indiqua le personnage au milieu du premier rang. « Howard… Howard… attendez, comment il s’appelait déjà ? Monaghan. Aye . Howard Monaghan. L’Étincelle, on le surnommait. »
Lennon regarda le jeune homme placé entre Carlisle et Drew. Pour la première fois, véritablement. Il s’était surtout préoccupé des deux autres et n’avait guère prêté attention à leur compagnon.
« Pourquoi ce surnom ?
— Parce qu’il était électricien de métier. Apprenti au chantier naval, je crois, mais bon, il était un peu… délicat, quoi. Une chochotte, une tapette, aurait dit mon vieux. Ils ont commencé à l’appeler l’Étincelle au chantier, et après, c’est resté. Apparemment, il s’en fichait.
— Quelle relation avait-il avec Drew et Carlisle ?
— Avec Graham, je ne sais pas, mais il était très proche de Raymond. Ils s’étaient rencontrés à la marine marchande, et ils ne se sont plus lâchés ensuite. Ils partaient parfois travailler en Angleterre, tous les deux, quand ils trouvaient du boulot au même endroit. Raymond, lui, il était maçon. Ça jasait un peu sur leur compte…
— Parce qu’ils étaient gays, vous voulez dire ? Ils étaient ensemble ?
— Non, non, pas pour ça. C’est vrai que les gars n’aimaient pas trop les homos. Moi, ils ne m’ont jamais dérangé. La vie qu’un type mène chez lui, ça le regarde, du moment qu’il ne fait de mal à personne. C’est mon opinion. Les gars de la Brigade, je peux vous dire qu’ils ne l’auraient jamais toléré. Bref, c’était pas le cas de Raymond et de l’Étincelle. Eux, ils avaient des choses en commun, ils faisaient tout ensemble. Ils draguaient les femmes ensemble, et les gars disaient que s’ils n’arrivaient pas à s’en dégotter une, au moins ils s’amusaient bien tous les deux. Mais je n’y ai jamais vraiment cru. Pas après la réaction de l’Étincelle.
— Quelle réaction ?
— Un soir, tard, on était allés dans un bar comme ici, du côté de Shankill. Il y avait Raymond et l’Étincelle. Ils ne buvaient pas beaucoup, pas comme nous, mais ils venaient quand même. L’un des gars, Jimmy Mercer, a commencé à les chambrer, pour déconner. Il leur a demandé ce qu’ils faisaient quand ils étaient seuls. Et là, Howard, l’Étincelle, il s’est jeté sur lui et l’a démonté. Il a failli lui arracher la tête avant que Raymond le retienne. C’est ce que je me rappelle surtout, Raymond qui avait pris l’Étincelle dans ses bras, qui lui parlait tout doucement pour le calmer. »
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