— Je n’étais pas au courant, dit Lennon. Je suis désolé. Vraiment.
— Je n’ai pas besoin de ta pitié. Tu dois juste comprendre que je ne t’aiderai pas si tu ne t’aides pas toi-même. Depuis combien de temps, maintenant, es-tu dans ce trou que tu creuses toi-même ? Quand vas-tu toucher le fond ? Tu as gâché ta carrière. Ta fille t’a été enlevée. Un flic te poursuit pour meurtre. Que te faut-il de pire encore, Jack, pour que tu arrêtes de creuser ? »
Il se dirigea vers la porte.
« Tu peux dormir sur le canapé dans le salon. On se lève à six heures, ma femme et moi. Tu seras parti. »
Uprichard sortit sans attendre de réponse.
Lennon regarda la plaquette d’antalgiques sur la table. Un pour ce soir, un pour demain matin. Du bout des doigts, il effleura les comprimés dans leurs alvéoles de plastique, déglutit avec effort, imaginant la chaleur qui se répandait en lui, le soulagement. Juste pour passer la nuit.
D’un geste, il balaya la plaquette et l’envoya par terre.
Calvin s’approcha de Flanagan en réprimant un bâillement.
« Rentrez chez vous, dit-elle. Il est tard. »
Il fit non de la tête, bâilla encore. « Ils ont bientôt fini. »
Les techniciens terminaient de fouiller la voiture de Lennon, dans la lumière éclatante de l’atelier. Divers objets et détritus étaient répandus sur le sol — mouchoirs en papier, emballages, plastiques et cartons, ainsi que quelques CD et le manuel technique de la voiture. Les vêtements rassemblés dans l’appartement avaient été envoyés au labo de Carrickfergus.
L’inspecteur Farringdon examina l’emplacement de la roue de secours après avoir ôté le tapis de coffre.
« Voilà, conclut-il. Vous voulez qu’on démonte la carrosserie ?
— Non, répondit Flanagan. On s’arrête là pour ce soir. Merci à tous. »
Les techniciens déposèrent leurs outils et se préparèrent à partir. « Vous allez officialiser ? » demanda Calvin.
Flanagan s’était tourmentée toute la journée. La presse avait été informée qu’elle ferait une brève déclaration devant le commissariat à dix heures le lendemain matin. Donnerait-elle le nom de Lennon comme suspect ? Devait-elle communiquer son identité ? Un policier poursuivi par les siens… Les médias et les politiques fondraient sur la nouvelle comme des vautours. Désigner un suspect était toujours risqué. Il fallait qu’elle soit sûre.
« Je déciderai demain. Du côté des hôtels, ça donne quoi ?
— Il a dormi au Days Hotel dans Hope Street hier soir. Il n’a pas encore rendu sa chambre, mais je doute qu’il y retourne. J’ai envoyé une voiture pour ramasser ce qu’il a pu laisser derrière lui.
— Bien. Allez, filez, pour l’amour du ciel.
— Et vous ?
— Je vais repasser au bureau. Je voudrais relire mes notes avant demain. »
Un mensonge. Si Flanagan rentrait chez elle maintenant, Alistair serait encore debout. Ils boiraient un ou deux verres de vin, peut-être un gin-tonic, ils discuteraient. Elle ne pourrait éviter de lui parler du Dr Prunty et de ses mains glacées, de l’opération prévue dans moins de quinze jours.
Était-ce de la lâcheté ? Elle qui avait vu et fait tant de choses dans sa vie, été témoin de tant d’horreurs, révélait-elle enfin sa vraie nature ?
Flanagan n’imaginait rien de plus terrifiant que d’annoncer son cancer à son mari. Une fois le mot prononcé à voix haute, il deviendrait réalité. Leur vie commune serait fracturée en deux pour toujours : avant, et après.
Si Serena Flanagan était lâche, elle pouvait bien le rester un jour de plus.
Lennon entendit un réveil sonner à l’étage au moment où il tirait la porte des Uprichard derrière lui. L’obscurité commençait à reculer, le ciel noir se teintait d’un bleu profond nuancé de gris. Tout autour, une mince couche de gel. C’était un quartier plaisant de Belfast Est. Pas le plus cher, mais correct. Classe moyenne, familles honnêtes et travailleuses qui faisaient de leur mieux. La maison d’Uprichard se dressait au milieu d’une avenue agréable étirée entre Cregagh et Ravenhill Roads. Quelques lumières s’étaient allumées puis éteintes derrière les rideaux et les stores des demeures voisines, mais partout ailleurs régnait le calme d’un dimanche matin.
Lennon en voulut soudain à ces gens qui menaient une vie tranquille. C’était un sentiment laid, une vilaine rancune, et il eut honte de lui.
Il exhalait de la buée en marchant, tête baissée. Même si tout le monde ou presque dormait encore, il risquait d’être vu par une voiture de patrouille. Le commissariat de Ladas Drive se trouvait à moins d’un kilomètre. Il resserra les pans de sa veste en prenant la direction d’Ormeau Park, large étendue de verdure qui bordait la rive orientale de la Lagan.
Il ne voulait pas rester dans la rue. Un dimanche, à cette heure, un homme seul attirerait l’attention, même s’il ne présentait pas un visage tuméfié et ne boitait pas. Bientôt, un habitant inquiet appellerait la police pour signaler un rôdeur. Le parc était son meilleur atout. Se fondre au milieu des arbres et attendre que le jour soit levé.
Une seule personne pouvait l’aider, quelqu’un dont la compagnie le rebutait. Et puisqu’il décidait de frapper à sa porte, il n’avait aucun intérêt à arriver trop tôt.
Ravenhill Road. Lennon regarda sa montre. Six heures et quart, encore trois heures à tuer. Il parvint à la clôture en fer forgé qui cernait le parc et le terrain de golf. Pas plus d’un mètre cinquante. Avant d’être blessé, il aurait pu facilement l’escalader. Mais plus maintenant.
À quelque distance, près d’un lampadaire, il repéra une poubelle sur laquelle il pouvait se hisser. Après un rapide coup d’œil aux alentours pour s’assurer que personne ne l’observait, il grimpa, franchit prudemment les fers de lance qui garnissaient la clôture et se laissa tomber de l’autre côté dans un roulé-boulé. Il resta allongé un moment, le temps que son épaule se remette du choc, puis, aiguillonné par le froid, il se releva péniblement et reprit sa marche.
En traversant le terrain de golf, Lennon se sentit vulnérable, presque nu. Il atteignit bientôt le couvert des arbres et s’assit à même la terre, recroquevillé sur lui-même, parcouru de violents frissons.
Jamais il n’aurait cru possible de dormir dans de telles conditions. Pourtant, il s’assoupit.
Neuf heures avaient sonné quand Lennon s’éveilla en sursaut, glacé jusqu’aux os, claquant des dents. Il aperçut quelques golfeurs matinaux qui avaient déjà engagé une partie et se dirigea vers la sortie du parc en longeant les arbres. Il lui fallait un taxi pour gagner Sydenham. N’en voyant aucun, et ne pouvant risquer d’allumer son portable pour appeler une centrale de réservation, il avança au long des rues avec l’espoir d’en arrêter un au passage.
Des drapeaux unionistes en lambeaux pendaient aux lampadaires, marquant le territoire et ne laissant aucun doute quant à l’identité de ses occupants. Lennon n’avait plus qu’une vague idée de sa position géographique, incapable à présent de distinguer le nord du sud. Les noms des rues ne lui évoquaient rien. Il fut soulagé en débouchant dans Woodstock Road. Ici, il croiserait un taxi, ou, à défaut, un arrêt de bus.
Un peu plus loin, il entendit un chœur de voix provenant d’une église. Là, isolée dans une mer de protestantisme et de drapeaux rouge, blanc et bleu, se dressait l’église catholique St Anthony. Une messe, célébrée pour une assemblée manifestement nombreuse.
Du fait de l’heure matinale, Lennon se demanda si c’était un jour de fête. Puis il se souvint : dimanche des Rameaux, le début de la Semaine sainte. Il s’immobilisa, les yeux fixés sur la porte, en proie à une étrange et impalpable émotion. Pour une raison qu’il ne s’expliquait pas, il s’approcha de ces voix qui ondulaient comme une vague et entra.
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