Il dut s'évader de ses rêves et rouvrir les yeux, tellement la douleur le brûlait de sa langue râpeuse. Les souvenirs s'estompèrent aussitôt, absorbés par les fissures des briques qui tapissaient la voûte du sanctuaire. Sa main l'irritait jusqu'à l'os, et bien qu'absents, les trois doigts qui lui manquaient continuaient à le lanciner. Pourtant tenté de voir dans quel état se trouvait son moignon, il ne broncha pas pour ne pas s'arracher encore plus le dos. Il roula des yeux du plus qu'il pouvait sur le côté, en direction de l'inspecteur qu'il n'avait pas encore aperçu.
Sacré bon sang !!!
Pour cette masse qu'était Sharko, ils avaient dû inventer un stratagème différent, car beaucoup trop lourd, l'homme se serait ouvert en deux telle une truite entre les mains d'un pêcheur habile armé d'un couteau. Une fois positionné à l'envers la tête au ras du sol, ils lui avaient attaché les mains dans le dos en utilisant ses propres menottes, puis lui avaient écarté les jambes pour enfoncer dans chaque pied un crochet. La pointe avait cette fois pénétré dans le milieu, par-dessus, traversant la facette articulaire pour ressortir dans la partie creuse et tendre. Quand ils avaient lâché, ça tenait.
Il se réveilla enfin. Le sang, qui avait afflué dans son cerveau, ne lui avait pas rendu toute sa lucidité sur-le-champ, mais lui aussi s'était immédiatement statufié lorsqu'il se rendit compte qu'à chaque mouvement, c'était comme s'il avait les pieds arrachés par une mine. Il les distinguait tous, à l'envers.
Une grosse veine zébrée s'était crayonnée au milieu de son front, et de l'hémoglobine, qui provenait des extrémités de ses membres inférieurs, lui coulait dans les yeux, si bien qu'il pleurait du sang. Sa tête balayant quasiment le sol, il soulevait, chaque fois qu'il respirait, un amas de poussière qui s'installait dans le blanc de ses globes oculaires, le rendant partiellement aveugle. Il lorgna sur le côté, difficilement.
— Moulin !! Mon Dieu !!
Son cœur lui tambourinait dans la poitrine, devant pomper deux fois plus fort pour faire remonter le flux sanguin jusque ses massifs muscles jambiers.
Qu'est-ce qu'ils vont nous faire, qu'est-ce qu'ils vont nous faire, Seigneur aidez-nous, je vous en supplie…
Il leva les yeux dans la direction de ceux d'en face qui le dévoraient du regard.
— Pourquoooi ? Dites-nous pourquoooi ?
Les apôtres se concertèrent, chuchotant, se parlant aux oreilles des uns des autres, puis lui rirent au nez, d'une haleine qui sentait le fauve. Ceux situés au premier-plan lui jetèrent des phalanges au visage, lui crachèrent des morves chaudes à la figure, tandis que d'immondes râles s'élevaient de l'arrière-salle. Parce qu'esquiver n'apportait qu'insupportable douleur, il resta figé.
La porte de métal couina. Drapé d'une soutane noire qui lui courait de sa tête au bas de son corps, ceinturé d'une cordelette blanche qui pendouillait jusqu'au sol, Sam pénétra dans la salle d'exécution. Ils applaudirent, puis se turent lorsqu'il claqua une seule fois dans les mains. Les chuchotements reprirent.
— Réveillez-le ! ordonna-t-il, tendant un index crochu en direction de Warren qui gisait.
Deux esclaves s'exécutèrent. Pilonné de sévères claques, il finit par ouvrir les yeux.
— In… inspecteur, monsieur Moulin, mais…
Il se souvenait… Neil mort… La cabane, les chasseurs, le sang, du sang partout. Des hurlements, la forêt, le cratère… Il se leva, laborieusement.
— Ne… ne nous touchez surtout pas, gémit l'inspecteur, sinon, on va s'arracher… Pitiiiééé…
Les yeux noirs et scintillants, Sam, après s'être présenté devant lui, se baissa pour lui matraquer le tibia de son poing de pierre. Warren, attaqué par la douleur, s'agenouilla.
— Alors, comment va mon ami de toujours ? ricana le chef de cérémonie.
Comme possédé par Belzébuth, Sam n'avait d'humain que sa haine, parce que ses yeux blanc-crème et les touffes de poils qui lui assombrissaient les joues laissaient plutôt penser à un masque de latex qu'à un faciès d'être de chair. Il plaça son ongle, griffe de tigre, sous le menton de Warren.
Ma bague… La bague de Beth… je… je l'ai plus…
— Pourquoi, pourquoi, Sam ? Pourquoi tout ce mal autour de toi ? Pourquoiiiiiiiii ? hurla-t-il, claquant les deux mains sur le sol à la manière d'un pénitent.
— Mais… mais regarde comme ces gens sont heureux ! Libres ! Ils font ce qu'ils veulent, ils emmerdent la loi, la société ! C'est ce que tu as toujours voulu, toi ?
Il avait l'air si sincère, si convaincu dans ce qu'il disait que Warren pensait qu'il était la réincarnation du Mal sur Terre.
Comment peut-on avoir la certitude du bien-fondé de tels actes sans être le démon en personne ?
— T'es… t'es un malade… Tu… tu te rends compte ! Tous ces gens innocents ?
Ça chuchotait tout autour chaque fois qu'il ouvrait la bouche. Les plus proches passaient le message à leurs voisins, et l'information remontait jusqu'à ceux qui se tenaient au fond de l'autel.
— Innocents ! Innocents ! Écoutez-le !!
Il lui défonça la mâchoire du dos de la main. Warren roula sur le sol avant de heurter la tête de l'inspecteur, forcé à se ballotter d'avant en arrière comme une balançoire. Chaque oscillation lui arrachait un peu plus les pieds. Dents serrées, digne jusqu'au bout, il hurlait en silence.
Le maître reprit.
— Tous des pourritures, des voleurs ! Ils le méritaient ! Tous, tous tu m'entends ! Tu devrais plutôt me remercier !!!
Il leva le poing.
— Je vais purger ce pays moi ! Bien l'astiquer, jusqu'au moindre recoin ! Bon, assez perdu de temps, allons-y ! Tu vas nous rejoindre, mon cher Warren. Regarde-les tous, bientôt tu te régaleras, comme eux. Ça te plaît, j'espère ? Je te réserve une place de choix ! Empoignez-le !! Ha ! Ha ! Ha !
— Nooon !! Nooon !! Noon !!
Dans un réflexe de dernière minute, il extirpa son couteau de sa poche de derrière pour le planter directement dans les reins de Sam, qui lui tournait le dos à ce moment-là. Le fou tomba, les deux genoux sur le sol. Tous les autres ne purent s'empêcher de se tordre de douleur eux aussi, roulant dans la poussière mêlée au sang. Si atroces, les cris résonnaient sans aucun doute jusqu'au fin fond de la forêt, et pour sûr tous les campeurs allaient prendre leurs jambes à leur cou.
À demi conscient, Moulin divaguait, contrairement à l'inspecteur qui comprenait, lui, ce qui se passait. C'est ce que l'oiseau avait dit à Wallace : « Tuez le chef ! »
— Vas-y Warren, vas-y, plante-le !! Plante-le !! aboya-t-il, se blessant de plus belle par les simples mouvements de sa tête.
Warren se jeta sur lui, mais le gourou bascula sur le côté à une vitesse ahurissante, si bien que la lame se cassa en deux sur le béton. Pour réplique, il eut le cou plaqué au sol par une main-étau. Facile eût été pour le tortionnaire de lui broyer les cervicales d'un geste, mais il se priva de ce plaisir.
— Tu m'as fait mal, mon ami, tu m'as fait très mal !! ricana-t-il, lui tiraillant le menton. Empoignez-le !!
Péniblement, deux soldats du Mal se levèrent, encore stigmatisés par un coup de scalpel invisible. Ils saignaient eux aussi ! Régalé à l'avance, Sam avança au fond pour prendre une hachette, lorgnant ses collaborateurs rangés de chaque côté. Il leur adressait, à chacun, un sourire de compassion, caressant les têtes de ceux qui s'agenouillaient devant lui. En revenant, il laissa courir la lame sur les tables de métal, non sans provoquer de vives étincelles dans un raffut à percer les tympans, pour ensuite passer l'outil devant les yeux de l'inspecteur et finalement ceux de Moulin. Ignoble jusque dans les détails, il feignit d'étriper le jeune policier, faisant sauter les boutons de sa chemise avec le couperet. Pas très loin de l'évanouissement, proche de la mort comme jamais, Moulin urina de plus belle.
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