Franck Thilliez - Deuils de miel

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Une femme est retrouvée morte, agenouillée, nue, entièrement rasée dans une église. Sans blessures apparentes, ses organes ont comme implosé. Pour le commissaire Sharko, déjà détruit par sa vie personnelle, cette enquête ne ressemblera à aucune autre, car elle va l'entraîner au plus profond de l'âme humaine : celle du tueur… et la sienne.
« Conduite du récit pied au plancher, imagination diabolique, rebondissements en rafale. Outrance dramatique, frénésie du rythme, suréclairage des détails, le lecteur n'a pas de répit. »
Michel Abescat —
Cet ouvrage a reçu le prix Sang d'Encre des lycéens

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Soudain, plus de pas. Je plongeai à temps, guidé par l'instinct de flic, tandis qu'un feu de poudre illuminait la gueule de ténèbres, suivi de deux autres, très rapprochés. Les balles fusèrent dans l'ellipse, éraflant le béton de flammèches rouges et de cisaillements assourdissants. La traque reprit aussitôt.

Six balles. J'avais compté six balles. Normalement, son revolver était vide.

Normalement.

Un long hurlement ébranla l'obscurité, suivi de gémissements incessants. J'accrus l'allure, les bras décrivant de grands moulinets devant moi pour me guider.

Plus loin, mon pied percuta des éboulis, mon biceps droit s'écorcha à des barres de fer. Dans ma glissade, mon oreille frôla un pic d'acier tendu en une arme mortelle. Je sentis l'odeur du sang frais, là où avait dû s'éperonner le type.

Je gueulai à mon tour, la douleur décupla ma hargne et je me mis à courir, sans garde, sans savoir si un trou allait m'avaler ou un autre obstacle me défoncer l'arcade. Le conduit n'en finissait plus mais les pas grossissaient, les halètements s'étiraient en grognements de bête.

Il y eut soudain un vent, puis le grand tourbillon du vide… La chute m'aspira. Ma main agrippa dans un dernier réflexe un panneau de signalisation vert, propulsant mon corps suspendu contre la brique. Sous mes pieds, une ligne de métro.

Feux rouges, lampes folles et… un tremblement… Une onde dévastatrice grimpait des rails, le terrible feulement d'une rame qui approchait.

Je me plaquai au mur, toujours suspendu, tirai sur les avant-bras, m'accrochai au bord de la bouche d'aération.

L'homme-au-chapeau se ruait droit devant, dans ce tunnel étroit à voie unique, boitillant, hors d'haleine. Il s'écroula, se releva, s'écroula encore, la jambe traînarde. J'aperçus, dans une giclée de sang, une barre métallique lui transperçant la cuisse. Il se hissa sur le côté, alors que le fer vibrait, que le raclement fou assourdissait.

Le convoi surgit de toute sa masse, propulsé de toute sa vitesse. Je hurlai, l'homme beugla, les deux mains en avant comme pour repousser la bête.

Dans un raz-de-marée d'étincelles, la morsure des freins me vrilla les tympans.

Sous une vapeur rouge, j'aperçus ce couvre-chef blanc qui volait comme une colombe et ce corps, au ras du mur, presque intact, les jambes volatilisées…

La rame stoppait, au fond, pleine de ses visages plaqués à la vitre arrière.

Mon cœur me faisait mal, ma trachée brûlait, ma tête tournait, enflée de souffrance. Je me laissai choir jusqu'à terre. Ma gorge lâcha un râle maudit, tandis que mes genoux percutaient une traverse. J'engendrais la mort sous chacun de mes pas. Et les crissements… Les crissements des freins se remirent à gémir dans ma tête…

Le baiser de l'acier sur le disque. Les cris de mes chéries. Leur bouche grande ouverte au moment du choc.

Je m'arrachai les cheveux à deux mains, une poignée m'en resta entre les doigts.

Chancelant, les traits démolis par la rage, l'horreur, les pleurs, je me relevai, avançai, me penchai sur le buste, détournant le regard de cette face aux yeux implorants, de cette expression figée, clamant encore.

Ma main tremblante plongea sous la veste, fouilla la poche, en rapporta un petit carnet. Pas de papiers, pas d'argent, aucune identité. Juste ce carnet. Piètre fragment de vie…

Je tournai les pages, le cœur au bord des lèvres, alors que le chauffeur rappliquait au loin, braillant des Mon Dieu ! Mon Dieu ! par-dessus les clameurs sourdes des passagers.

Je plissai les yeux, sous cette lumière mauvaise, synthétique.

Des heures de rendez-vous, des lieux. Parking Est Orly, allée 4B, 3 juin, 22 h 45. 1 cobra.

Ou encore Parc Brossolette, Melun. 7/3, 1 h 15. 2 Tsé-tsé. Gros collectionneur, bon prix.

Soudain mon corps se comprima.

19 juin. Appeler Ronan, voir possibilité Lucilies bouchères.

25 juin. A/R Guinée pour livraison du 27. Plasmodium falciparum. Scarabées ruches : 27 juin. Livraison.

Coord : 49°20′29″ nord, 03°34′20″ est.

RDV à 00 h 00.

Je fermai les yeux et m'abattis contre les parois noires de crasse.

L'homme-au-chapeau et l'assassin s'étaient rencontrés voilà vingt jours pour une livraison mortelle. Un lieu de rendez-vous dont j'avais sous les yeux les coordonnées GPS. On le tenait enfin… Peut-être…

Autour de moi, des lampes d'alerte clignotaient. Rouge, encore et toujours rouge.

Dans ces incandescences morbides, ma montre indiquait une heure quatorze.

L'homme-au-chapeau avait eu les jambes arrachées par le dernier métro.

Chapitre vingt et un

Je ne m'octroyai pas le temps de respirer, de me replier dans ce tunnel de ténèbres. Une fois l'alerte donnée, dès que les équipes pénétrèrent dans les bouches d'aération et investirent l'Ubus, je m'envolai pour ce lieu de rendez-vous secret. Brûlé par ma rage, par cette violence gratuite, cette folie grandissante, je ne marchais plus à l'intelligence, à la réflexion. Non, non. A présent, je chassais, traquais, d'une manière brute, avec mes tripes. Rien ni personne n'aurait pu m'empêcher d'aller au bout.

Pas même Del Piero qui, lorsqu'elle flaira ma colère, la fureur sourde jaillissant de mes pupilles, préféra m'accompagner et prendre le volant. Habillée en circonstance. Jean noir, sweat beige et chaussures militaires aux pieds. Loin du totem en tailleur.

Porte de Charenton. Maisons-Alfort. Créteil. Puis la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges, long vaisseau gris ronflant sur ses flancs. Del Piero avalait le bitume, la pédale d'accélérateur lourde, le regard porté vers l'horizon où filaient les dernières étoiles.

Dans ces visions de renaissances, sous la montée de l'astre repoussant la nuit, je n'éprouvais plus le soulagement du jour nouveau. Des cauchemars de sang et de cris me hantaient encore l'esprit. Au plus profond de moi, le cycle de la vie n'existait plus.

Je tournai des yeux vides vers Del Piero, caressant mon alliance du bout des doigts.

— Vous avez une famille, des enfants ?

Elle ne répondit pas immédiatement, comme embarrassée par cette brusque irruption dans le silence.

— Je suis divorcée… Mais j'ai deux beaux enfants, Jason et Amandine…

J'inspirai longuement, la nuque contre l'appuie-tête.

— Dans ce cas, vous ne devriez pas être ici…

Elle garda en ligne de mire la rectitude d'asphalte, imperturbable, hormis ce petit mouvement de mâchoire et cette contraction infime qui trahissaient la profondeur de ses tourments.

— Il y a une petite fille qui me rend visite, le soir, murmurai-je encore. C'est dingue… Au moment où je vous parle, je me rends compte que j'ignore même son prénom…

Je me pris le front dans la main.

— C'est tellement… étrange… Les trains… Comment elle a su pour les trains… Elle n'y connaissait rien…

— Et ?…

Je secouai la tête.

— Ce… cette gamine me rappelle tout ce que j'ai perdu, elle m'ébranle intérieurement, et pourtant vous ne pouvez imaginer à quel point je souhaite chaque soir sa présence. J'en laisse ma porte d'entrée ouverte. C'est dans le manque qu'on se rend compte de la valeur des choses et de l'importance des êtres…

La commissaire me considéra d'un air sombre.

— Pourquoi me dites-vous cela ?

— N'attendez pas de ressentir un pareil manque. Ce métier n'a pas d'issue, c'est un ogre qui vous volera vos proches. J'ai pisté des assassins toute ma vie. Le dernier d'entre eux a ravagé l'esprit de ma femme et bousillé nos existences. Celui de trop…

— L'Ange rouge, c'est ça ?

Je mirai le plafonnier.

— Chaque jour, j'ai espéré que Suzanne irait mieux, qu'elle se remettrait des sévices, des tortures physiques et morales subies durant de si longs mois. Je me persuadais que les traumatismes mentaux finissent forcément par guérir, qu'à voir notre petite Éloïse, elle trouverait la force de combattre son mal invisible. J'y ai cru, j'y ai vraiment cru… Et voilà le résultat aujourd'hui…

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