Là, elle porta sa main devant sa bouche.
Devant elle, un corps.
Un corps entouré de bougies qui finissaient de se consumer. Un corps qu’elle peinait à reconnaître.
Elle fit encore quelques pas, l’estomac retourné. C’était bien lui. Frédéric Moinet.
Il avait été suspendu au bout d’une corde, les poignets attachés dans le dos.
Le poitrail ouvert et débordant de calamars.
Lucie chancela. Le bronzage de Moinet avait intégralement disparu. Même un cadavre ne pouvait être aussi blanc.
Il avait été littéralement… dépigmenté…
Inlassablement, des oiseaux fondaient sur lui et arrachaient des petits morceaux de chair à coups de bec incisifs.
Ils étaient en train de le dépecer.
Lucie détourna la tête. Elle mit quelque temps à retrouver ses esprits.
Elle s’avança en boitillant, complètement ahurie. Les parois qui l’encerclaient étaient recouvertes de formules mathématiques, d’équations, de chiffres peints en rouge et en partie brûlés. Des centaines et des centaines de démonstrations incompréhensibles. Pire, bien pire que dans la maison hantée de Hem. L’aire de jeu d’un sacré malade mental.
Dans un recoin, Lucie aperçut un monticule de calamars. Au-dessus, un par un, des oiseaux semblaient sortir de la roche. Elle s’approcha, prudente, et leva la tête. Un rai lumineux, très lointain, très faible, perçait la paroi : la lumière du jour. Un long goulot naturel, mesurant peut-être vingt ou trente mètres de long et à peine quelques centimètres de large, reliait cette grotte à l’extérieur. Et les calamars entassés à ses pieds paraissaient provenir de là-haut.
Alors, Lucie comprit qu’en utilisant les calamars et les fous de Bassan, il y avait moyen d’arriver au cœur du dédale. En effet, les oiseaux pouvaient se laisser glisser dans le goulot, attirés par la forte odeur, mais ne parvenaient pas à remonter dans l’autre sens. Pour ressortir, ils devaient donc nécessairement trouver leur voie dans le labyrinthe, alertant d’autres oiseaux qui s’introduisaient par la côte et faisaient le chemin inverse. Une sorte de fil d’Ariane menant à la nourriture, qu’il suffisait dès lors de suivre.
Comment pouvait-on avoir inventé un système aussi tordu ?
La flic regarda de nouveau en direction du cadavre de Frédéric. Elle osa affronter le visage inerte. L’œil restant avait totalement blanchi, l’iris était transparent, pareil à celui d’un albinos. Dépigmentation, là encore.
Lucie se laissa choir, brisée. Voilà six ans, le Mal avait dû prendre naissance ici, dans les ténèbres. Avant de se repaître des vies de pauvres innocents. Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Elle sortit son Sig Sauer et tira plusieurs coups de feu en l’air, provoquant une volée de plumes.
— Fichez-lui la paix, putain de piafs ! Fichez-lui la paix ! Je vous en prie…
Alors Lucie plaqua ses mains sur ses oreilles. Encore une fois, elle hurla à en vomir ses tripes.
Le cauchemar n’était pas terminé.
Derrière Frédéric. Sur une pierre parfaitement plate…
Des scalps. Six scalps carbonisés, placés sur des têtes de mannequins en plastique rétractées sur elles-mêmes sous l’effet d’une flamme.
Le Professeur était venu pour effacer les preuves. Se débarrasser de ses trophées. Ce qui expliquait également pourquoi les équations sur les parois étaient en partie brûlées.
Lucie resta là de longues minutes, pétrifiée. Autour d’elle, les oiseaux continuaient à attaquer la carcasse qu’elle s’était résignée à ne plus défendre. Bientôt, les calamars manqueraient, les fous de Bassan disparaîtraient, et il deviendrait donc vraiment impossible de sortir. Alors elle se releva, titubante, et se dirigea vers la surface liquide, qui paraissait plus froide encore. Jamais… Jamais elle n’y parviendrait… C’était fichu. Pourtant, il fallait essayer, combattre, affronter l’adversité comme elle l’avait toujours fait. Elle ne pouvait pas crever ici, dans les sous-sols du monde.
La jeune femme se glissa dans l’eau glaciale et, devancée par une nuée d’oiseaux, se mit à nager. Mais très vite elle se sentit gagnée par l’épuisement. Seule la rage lui donnait l’énergie de poursuivre. À peine avançait-elle d’un mètre qu’elle reculait de deux. Sans son gilet, dernière bouée l’accrochant au monde des vivants, elle aurait déjà sombré.
C’était à présent une question de secondes. Elle partirait dans le sommeil, sans souffrance… Mais avec tellement de regrets.
Elle bataillait, puis se laissait dériver, tentait désespérément de reprendre son souffle, bataillait de nouveau… Elle allait enfin rejoindre un boyau plus large quand, soudain, une masse noire surgit devant elle.
Une barque, qui venait droit à sa rencontre et allait la percuter de plein fouet.
Il revenait…
Lucie s’effondra sur le sol, transie. Elle toussait à s’en arracher les poumons. À côté d’elle, Hervé Turin peinait à remonter sa barque sur le bord, sidéré par le spectacle qui s’offrait à lui : le cadavre de Frédéric Moinet au poitrail béant et à la blancheur de nacre, ces becs à l’assaut des chairs, ces chevelures carbonisées… Un décor que même le plus tordu des romanciers n’aurait pu imaginer.
— Bordel de bordel de bordel ! Henebelle ! Qu’est-ce que ça veut dire ?
Lucie claquait des dents, complètement tétanisée. Elle s’enroula sur elle-même, tremblante, crispée, incapable de parler. Turin lui balança son perfecto. Elle le regarda avec mépris, même si elle était forcée d’admettre qu’il lui avait sauvé la vie. Entre deux quintes de toux, la flic parvint enfin à prononcer :
— Je… Je suis arrivée trop tard… Il… était dé… déjà dans cet état. Co… Comment vous avez pu… arriver… jusqu’ici ?
— Et vous ? Vous, avec votre putain de tendinite ! Vous, censée vous trouver à l’hôpital auprès de votre mère ! Mon cul ! Vous vous êtes bien foutue de notre gueule ! C’est Manon qui vous a appelée, c’est ça ? Moi, j’ai fait comme elle, j’ai tout simplement appliqué la spirale de Bernoulli sur une carte ! J’ai roulé de Bâle jusqu’ici et j’ai croisé votre marin sur le port ! Il m’a pas fallu longtemps pour le faire craquer. C’est lui qui m’a amené ici et qui a repéré ce truc bizarre avec les oiseaux. Il nous attend devant l’entrée de la grotte sur son chalutier. Et maintenant, où est Manon ?
— Je crois que… le Professeur la retient…
Dans une rage aveugle, Turin frappa du plat de la main contre la roche. Puis il se dirigea vers le corps, aux orbites oculaires totalement déchiquetées. Frédéric Moinet… Peut-être le seul détenteur de la clé de l’énigme.
Il observa les équations mathématiques noircies, ces signes posés sur la pierre, par centaines, par milliers. Racines carrées, polynômes, variables complexes. Mais qu’avait-on cherché à démontrer ? Et, surtout, à brûler ?
Lucie se débarrassa avec difficulté de son gilet et de son K-way, ôta son pull de laine, posa le perfecto sur ses épaules et se frotta énergiquement les bras. Turin piocha une cigarette dans son paquet mais la rangea aussitôt. Ne pas fumer ici. Pas avant l’arrivée des experts de la scientifique. Il aperçut alors le tas de calamars.
— Putain ! C’est quoi ça ? On est dans un cauchemar, c’est pas possible !
Le flic attrapa un oiseau par le cou au moment où ce dernier pointait le bec hors du goulot au-dessus des encornets. L’animal émit un long cri rauque. Turin se tourna vers la jeune femme et la menaça :
— Je vais pas vous rater ! Regardez-moi ce fiasco ! Vous avez menti à vos supérieurs, transgressé toutes les lois, en plus vous avez perdu Manon ! Vous êtes grillée !
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