— Où veux-tu en venir ? J’ai du mal à te suivre… Dis-moi vite Lucie. Dis-moi vite…
— Aujourd’hui, cette nuit, c’est… mon anniversaire… Trente-trois ans que je suis sortie du ventre de ma mère… Et il y a de cela quatre ans, j’ai donné naissance à deux jumelles, Cl…
— Clara et Juliette… J’ai appris…
Lucie éprouva une soudaine envie de pleurer, mais elle se contrôla. Il fallait parler, parler encore, se libérer de toute cette crasse en elle.
— Connais-tu ce qu’on appelle le « baiser des jumeaux » ?
— Non. Lucie… Je perds le fil. Dépêche-toi.
— Des spécialistes parviennent à connaître le comportement intra-utérin des jumeaux, grâce à des échographies et aux derniers procédés technologiques permettant de filmer dans le corps humain. Ils ont constaté que, dès le troisième mois, les jumeaux se touchent, avec leurs bras et leurs jambes, puis entrent en contact par la bouche au cinquième mois. Cet instant émouvant est appelé le « baiser des jumeaux ».
— Je ne savais rien de tout ça. C’est stupéfiant.
— C’est stupéfiant, oui. Certains chercheurs sont persuadés que ces comportements fœtaux ont un effet sur tout le développement postnatal de l’enfant. Que ces premiers instants, ces tout premiers gestes et réactions le suivent, le soutiennent ou le harcèlent jusqu’à sa mort.
— Mais… On ne peut pas se souvenir de ce baiser, des événements avant la naissance !
— Je suis au contraire persuadée que tout ce qui s’est passé dans l’utérus maternel est profondément ancré en nous, comme… comme ces cicatrices que tu portes sur toi, qui t’accompagneront jusqu’au dernier jour. Pourquoi ton corps se souvient parfois ? Pourquoi les bébés, juste après leur naissance, réagissent à la voix de leur maman ?
Manon ne conservait qu’une vague idée du début de la conversation, mais ce n’était pas important. Là, dans le noir, elle se sentait apaisée. Celle qu’elle osa appeler mentalement son amie voulait lui avouer un secret. Une « chose », sous son crâne.
— Continue, Lucie. Je t’écoute, crois-moi, je t’écoute.
— Des… Des deux jumeaux, il en est très souvent un qui prend le dessus sur l’autre.
— La théorie du jumeau dominant.
— Ce n’est pas une théorie, il ne s’agit pas de mathématiques cette fois. Chez les jumeaux, il est fréquent que l’un des deux naisse plus gros parce que, déjà dans l’utérus, il s’accapare plus de nourriture et occupe plus de place… Dans cet endroit, certainement un des plus mystérieux qu’on connaisse, les instincts de prédation existent. Tu parlais de l’écosystème proies-prédateurs chez les animaux… Mais c’est déjà la même chose dans le ventre maternel.
Lucie inspira.
— Je cache une petite armoire dans mon appartement, une armoire aux vitres teintées qui contient… mon histoire. Qui fait que je ne peux plus m’empêcher d’assister aux autopsies… que je cherche, Manon, que je cherche…
— De quoi tu parles ? Qu’est-ce que tu cherches ?
— La réponse au pourquoi…
— Mais Lucie… Qu’est-ce que tu racontes ? Cela ne veut rien dire !
— Je… Je ne sais plus. Je suis une Chimère Manon… Une Chimère…
— Une Chimère ? Le monstre mythologique ?
— Pire que ça…
Du bout des doigts, Manon caressait les boucles de Lucie.
— Dis-moi ce qu’on trouve dans ton armoire.
— Il y a d’abord deux échographies. Sur la première, des sœurs jumelles, âgées de quatorze semaines.
— Clara et Juliette. Et sur la deuxième échographie ?
— Je…
Lucie se redressa brusquement, ses sens en alerte.
— Tu as entendu ? chuchota-t-elle.
— Entendu quoi ?
— Des bruits, à la porte !
La flic sauta hors du lit, enfila rapidement son pantalon, son tee-shirt, ses rangers, et s’empara de son Sig Sauer sans un bruit.
— Reste là…
Elle se faufila dans le noir en direction de l’entrée.
D’un coup, un gros boom sur la porte, puis le gravier qui crisse, des bruits de pas… On courait.
Elle se précipita dehors, dans le froid, les deux mains sur son arme. Ses muscles se crispèrent.
Une ombre disparut au-dessus de la barrière du jardin.
— Pas cette fois, sale enfoiré…
Lucie se rua vers l’obstacle, soigna son atterrissage et se lança à sa poursuite à grandes foulées.
Le sol boueux atténuait les vibrations dans le mollet. Le muscle gorgé de sang tenait. Pour l’instant.
Dérapant à plusieurs reprises, l’ombre s’enfonça sur la gauche dans un sous-bois.
Très vite, Lucie parvint à gagner du terrain. L’homme, devant elle, chuta encore. Sa poitrine se levait et s’abaissait. Il se retourna en crachant des nuages de buée dans l’air glacial. Puis il essaya de se redresser à l’aide d’une grosse racine.
— Tu bouges et je tire ! hurla Lucie en le braquant, une dizaine de mètres en retrait. J’te jure que je vais le faire ! Un seul pas ! Ose faire un seul pas !
Le fuyard se figea, à quatre pattes, pareil à un loup acculé.
— Non ! Non ! s’écria-t-il. Ne me faites pas de mal !
Lucie inclina la tête et s’approcha avec prudence. Cette silhouette frêle. Cette voix aiguë. Était-il possible que…
— Tourne-toi !
Face à elle, les traits déconfits d’un adolescent. Seize, dix-sept ans maximum. Lucie ne relâcha pas son attention.
— Qu’est-ce que tu es venu faire à la porte ? Pourquoi tu cherchais à entrer ?
— Je… Je ne cherchais pas à entrer ! On… On m’a juste dit de… de faire du bruit ! Rien de plus ! Juste faire du bruit et me tirer !
— Qu’est-ce que tu racontes ? Le jeune garçon se mit à pleurer.
— C’est… C’est la vérité ! Un homme est venu me parler… près du port. Il m’a donné du fric en me demandant de venir ici à 1 heure, et de faire du bruit ! Il… Il puait le calamar !
Lucie eut soudain l’impression que ses forces allaient l’abandonner. Piégée.
Elle fouilla ses poches. Pas de menottes.
— Tu restes là ! Parce que sinon, je te retrouverai ! Elle savait qu’elle ne le reverrait jamais. Mais c’était lui ou Manon.
Sans plus réfléchir, elle fonça en direction de la maison. Le sous-bois. La mer de boue. La barrière. Le gravier de l’allée.
La porte d’entrée battait contre le mur. À l’intérieur, des traces de boue sur la moquette. Des empreintes qui n’étaient pas les siennes. La chambre était vide. Le N-Tech gisait sur le sol, l’écran brisé…
— Erwan ? Erwan Malgorn ?
Dans les lueurs de l’aube, l’homme patientait sur le port, vêtu d’une veste imperméable rouge et d’un pantalon de pêche jaune. Lucie avait imaginé un vieux loup de mer à l’épaisse barbe grasse et au visage buriné, mais il n’en était rien. Erwan, les traits fins, deux longues pattes noires sur les joues et la coiffure soignée, devait avoir une trentaine d’années. Pêcheur nouvelle génération.
— Où se trouve Manon ? s’inquiéta-t-il en regardant avec méfiance par-dessus l’épaule de Lucie.
Des cernes sous les yeux, les lèvres crevassées par l’air marin, la flic contracta ses poings sous son K-way.
— Je ne sais pas. C’est moi qui irai là-bas.
Les mâchoires serrées, Erwan se frotta les mains l’une contre l’autre. Au loin, le jour s’épaississait à peine, d’un rouge de lave virant au noir au-dessus des eaux.
— Elle m’a parlé d’une femme blonde aux cheveux bouclés ! cria-t-il pour couvrir une violente bourrasque. Au cas où elle ne viendrait pas !
Lucie baissa puis remit sa capuche.
— Femme blonde aux cheveux bouclés ! répéta-t-elle.
Читать дальше