L’homme serra fortement les poignets de Lucie. Ses pupilles appelaient la mort. Une épaisse fumée noire se glissait sous la porte.
— À mon cou… La clé… Arrachez…
Lucie hésita une demi-seconde, puis s’exécuta. Elle tira sur la petite chaîne au bout de laquelle pendait le morceau de métal. Rotenberg s’était mis à pisser le sang par la bouche.
— Cette clé, qu’est-ce qu’elle ouvre ?
L’avocat marmonna quelque chose d’incompréhensible.
Une larme, puis plus rien.
Lucie fourra la clé dans sa poche et se redressa légèrement, paniquée. Elle récupéra le flingue, observa rapidement autour d’elle. Il ne restait qu’un endroit où le feu n’avait pas encore attaqué : la baie vitrée explosée.
Lucie tenta de réfléchir, le plus vite possible. Le sniper aurait pu l’éliminer en même temps que Rotenberg et pourtant, il ne l’avait pas fait. Il voulait la faire sortir comme un lapin de son terrier.
Lucie n’eut plus aucun doute : le tueur la voulait vivante.
Si elle posait le pied dehors, elle était fichue.
Elle commença à tousser. La température montait, le bois s’était mis à craquer. Il fallait résister.
Derrière elle, à l’extérieur, les flammes s’étiraient hautes et gourmandes. Elles ne tarderaient pas à tout envahir. Cachée derrière le poêle, Lucie se traîna jusqu’à la table basse, ôta son sweat, le roula en boule et l’humidifia avec l’eau. Elle le plaça devant son nez.
Attendre, attendre… L’autre allait forcément se poser des questions, douter, se demander si elle n’avait pas pris la fuite. Il allait craquer.
Une vitre vola en éclats, derrière. Lucie crut mourir de peur avant l’heure.
L’invasion du feu commençait, les flammes s’étiraient à l’intérieur, violentes, le bois se distendait. L’esprit de la flic s’embrouillait, ses yeux piquaient, la chaleur s’intensifiait. Elle enfonça ses ongles dans ses cuisses. Tenir.
Une minute… Deux minutes…
Une silhouette apparut alors dans un panache de fumée, au bord de la baie vitrée. L’ombre entra prudemment, revolver tendu devant elle. Une tête grise balaya la pièce. Lucie se redressa dans un cri et vida son chargeur en tirant à l’aveugle.
La masse s’effondra.
Lucie retint sa respiration et fonça à travers la pièce enfumée. Au moment de chevaucher le corps, elle reconnut succinctement le visage de son voisin dans l’avion. Aux pieds, il portait des rangers.
Elle se jeta à l’extérieur, courut une dizaine de mètres et tomba par terre.
Elle toussa longuement et put enfin respirer une grande goulée d’air.
Quand elle se retourna, l’habitation n’était plus qu’une gigantesque boule de feu.
Lucie était devenue une anonyme sans sac, sans papiers, sans identité.
Et elle avait abattu un homme dans un pays qui n’était pas le sien.
Le halo bleuté des gyrophares de police se mêlait à celui des deux camions de pompiers garés en face du chalet. Les hommes du feu étaient arrivés à une vitesse hallucinante, et les puissantes lances étaient parvenues à maîtriser l’incendie avant qu’il se propage dans la forêt. Mais de l’habitation de Philip Rotenberg, ne restaient plus qu’un tas de cendres et de la fumée.
Les silhouettes tendues des hommes de la Gendarmerie royale du Canada s’activaient précautionneusement autour des deux corps calcinés, à grand renfort de photos et de prélèvements d’indices. Il y avait là toutes sortes d’uniformes. Veste rouge, pantalon noir et jaune, chapeau de feutre et bottes Strathcona pour les gendarmes, tenue de lapin blanc pour les équipes de la scientifique, blouson noir et pantalon de treillis pour les pompiers. Les hommes s’entendaient à la perfection, donnant l’impression d’un ballet synchronisé.
Lucie était menottée. Pas de violence ni d’animosité, juste un respect des procédures. Ses papiers, ses notes, son sac à dos avaient brûlé dans l’incendie, et elle avait tué un homme de plusieurs balles. Le revolver trouvé à ses pieds venait de partir pour analyse d’empreintes et balistique dans un sac transparent.
Lucie avait été assignée en garde à vue à 23 h 05, heure canadienne, par un inspecteur du nom de Pierre Monette qui la conduisit au détachement de Trois-Rivières.
Dans le bâtiment ultramoderne de l’antenne de gendarmerie, on lui vida les poches — la clé confiée par Rotenberg finit au fond d’un sachet —, et deux hommes, qui étaient tout sauf des enfants de chœur, l’interrogèrent, sans vraiment lui laisser le temps de respirer. Alors Lucie expliqua la situation du mieux qu’elle put. Elle parla des meurtres en France, des expériences dans les années cinquante, de ses recherches aux archives et du pseudo-enlèvement perpétré par Philip Rotenberg sur sa personne. Sur un ton calme, maîtrisé, elle invita ses interlocuteurs, qui échangeaient des regards sceptiques, à se mettre en relation avec la Sûreté du Québec et la police française pour obtenir toutes les informations sur l’affaire. Elle donna avec précision tous les contacts et des numéros de téléphone qu’elle avait en tête.
Sa commission rogatoire allait sans doute lui sauver la mise même si, dans ce genre de situation, les policiers français n’avaient pas à intervenir d’eux-mêmes, notamment concernant l’usage d’armes à feu.
Sa bonne conduite et ses explications claires ne l’empêchèrent pas de passer la nuit en cellule. Encore une fois, Lucie ne protesta pas. Elle connaissait le fonctionnement d’une enquête et la complexité du schéma auquel étaient confrontés les gendarmes. Deux cadavres retrouvés calcinés au fin fond d’une forêt, une femme française sans papiers, des histoires de CIA et de services secrets, ce n’était pas rien. Les vérifications allaient forcément prendre du temps.
Le plus important était qu’elle fût vivante.
Seule dans la petite pièce rectangulaire, elle s’effondra sur le banc, à bout de nerfs. Ce soir, elle avait tué un homme, le deuxième de sa carrière. Arracher une vie, quelle qu’elle fût, laissait toujours un profond sillon noir dans l’âme. Quelque chose d’indélébile qui vous hantait pour longtemps.
Elle songea à Rotenberg, prêt à tout lui révéler. Comme pour le restaurateur de films anciens, elle l’avait livré au tueur sur un plateau. Cet homme caché au fin fond de sa brousse avait fait les frais de sa négligence.
Ces salopards s’étaient à nouveau servis d’elle. Lucie se détestait pour cela.
L’inspecteur Pierre Monette venait régulièrement prendre de ses nouvelles, lui apportait de l’eau, du café, lui proposa même une cigarette qu’elle refusa. Il lui annonça, tard dans la nuit, que tout était en bonne voie et qu’elle serait probablement dehors avant la fin de la matinée.
Les heures qui suivirent s’étirèrent, interminables. Plus de visites, personne avec qui discuter. Juste le lourd soleil à l’assaut du ciel boréal, à travers les vitres en Plexiglas d’une pièce grise et sinistre. Lucie pensa à ses filles, tout le temps. Cette nuit, elle avait failli y rester. Que seraient devenues ses petites sans elle ? Deux orphelines, sans père ni mère. Lucie soupira profondément. Dès que cette histoire serait terminée, elle prendrait véritablement le temps de la réflexion quant à son avenir. À leur avenir, à toutes les trois…
À 10 h 10, une ombre se profila dans l’encadrement du sas.
Lucie l’aurait reconnu entre mille.
Franck Sharko.
Lorsque Monette déverrouilla la porte, Lucie se précipita et, sans réfléchir, s’écrasa contre l’épaule du grand flic costaud. Le commissaire hésita une fraction de seconde et lui plaqua ses deux lourdes mains dans le dos.
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