— Tu vas finir par faire lâcher mon vieux cœur si tu continues. C’est toujours ainsi avec toi ?
Les yeux de Lucie s’embuaient légèrement. Elle s’écarta, tristement souriante.
— Disons que c’est un peu spécial, en ce moment. Vous n’avez pas remarqué ?
Lucie oublia quelques secondes les heures sombres qu’elle venait de traverser. Cette présence forte la rassurait tellement. Sharko hocha le menton vers la grille, avec un sourire qui lui allait bien.
— Je reviens bientôt, histoire de régler la paperasse. Tu pourras bien patienter encore un peu ?
— J’aimerais passer un coup de téléphone avant. Je veux appeler mes filles. Juste entendre leur voix.
— Tout à l’heure, Henebelle. Tout à l’heure…
Lucie retourna s’asseoir sur le banc.
Une fois seule, elle poussa un long soupir et posa sa main sur sa poitrine.
Ça battait terriblement fort là-dedans.
Lucie revenait avec le téléphone portable de Sharko à la main. Elle s’installa à table et lui rendit son cellulaire. Sur leur route entre Trois-Rivières et Montréal, ils s’étaient arrêtés à un KFC, un Kentucky Fried Chicken.
— Alors ? demanda le commissaire.
— Elles vont bien. Juliette n’a plus le moindre problème digestif et se porte comme un charme chez sa grand-mère. Quant à Clara, je n’ai pu joindre que ses moniteurs de colo, elle dort encore. J’ai oublié qu’il n’était que 7 heures du matin en France !
Durant leur trajet, Lucie avait eu le temps de tout raconter depuis son arrivée au Canada. Les orphelins de Duplessis, les expériences de Sanders, l’implication de la CIA dans des expériences sur les humains au cours des années cinquante à soixante-dix. Sharko avait alors avalé, emmagasiné les informations sans prononcer un mot.
À présent, le commissaire croquait dans ses cuisses de poulet frit avec appétit, tandis que Lucie entamait sa salade au chou blanc et aspirait de grandes lampées de Coca-Cola, ce qui lui fit un bien fou à l’estomac.
— Ce franc-tireur, au chalet, il ne voulait pas me tuer, j’en ai la conviction. Il essayait de me faire sortir comme un lapin de son terrier, pour me prendre vivante. Il y avait autre chose.
Sharko interrompit son repas. Il posa son poulet, se frotta les mains et regarda Lucie en soupirant.
— Tout ça, c’est ma faute.
Et il lui raconta : son incursion à la Légion, le colonel Chastel, la partie de bluff, la photo de la jeune femme avec le visage entouré de rouge. Cette dernière aspira dans sa paille bruyamment et encaissa la nouvelle :
— C’est pour cette raison que vous m’avez envoyée ici, quatre jours, qui plus est. Vous vouliez agir en solo.
— Je voulais juste t’empêcher de faire une connerie.
— Vous n’auriez pas dû. Ces militaires auraient pu vous tuer. Ils auraient pu…
— Laisse tomber. Ce qui est fait est fait.
Lucie acquiesça mollement.
— Que va-t-il se passer maintenant ? Pour moi, ici, au Canada, je veux dire ?
— La GRC [6] Gendarmerie royale du Canada.
va se charger de la paperasse pour faciliter ton retour en France. Pour les gendarmes, l’enquête se contentera de clairement établir ce qui s’est passé au chalet. Ce sont nos services et ceux de la Sûreté de Montréal qui vont s’occuper du reste. C’est-à-dire le vaste merdier dans lequel on est embourbé jusqu’au cou. Ils se chargent aussi de récupérer l’identité de ton voisin d’avion, alias le meurtrier de Rotenberg.
— Blond, coupe en brosse, costaud, rangers. Moins de trente ans. C’est l’un des deux mecs qu’on recherche depuis le début.
— Probable, oui.
— C’est certain. Et pour la clé que l’avocat m’a donnée avant de mourir ? Du neuf ?
— Ils recherchent ce qu’elle peut ouvrir. Elle est numérotée, ils pensent à une clé de consigne. Peut-être une poste, ou une gare. Dans tous les cas, ils nous tiennent au courant. Et… jolie intuition, Henebelle, pour les archives.
— Au fond de vous-même, vous n’y croyiez pas, je me trompe ?
— En la piste, pas vraiment. Mais en toi, oui. J’ai cru en toi dès que je t’ai vu sortir du TGV, la première fois, à la gare du Nord.
Lucie apprécia le compliment, elle lui sourit et ne put s’empêcher de bâiller.
— Oups, excusez-moi.
— On va se mettre en route pour l’hôtel. Depuis quand tu n’as pas dormi ?
— Longtemps… Mais on doit essayer de rencontrer la sœur Marie-du-Calvaire, on doit…
— Demain. Je n’ai pas envie de te ramasser à la petite cuillère.
Pour une fois, Lucie abdiqua sans chercher à lutter. En fait, elle n’en pouvait plus.
— Je passe aux toilettes et on se remet en route.
Sharko la regarda s’éloigner dans un soupir. Il aurait aimé la serrer dans ses bras, la rassurer, lui affirmer que tout allait s’arranger. Mais ses mâchoires restaient, pour le moment, bien trop paralysées pour fabriquer des mots tendres. Il termina sa bière, régla en monnaie le montant exact et partit attendre dehors. Il donna un rapide coup de fil à Leclerc, pour l’informer que tout était rentré dans l’ordre. De son côté, le chef de l’OCRVP lui annonça qu’il voyait dans la journée des juges et des hauts dirigeants au ministère de la Défense, afin de mettre en place la procédure judiciaire permettant de mener l’enquête à la Légion étrangère et de répondre à la question : Mohamed Abane avait-il intégré son corps d’armée ?
Quand il raccrocha, le commissaire eut enfin l’impression que les choses avançaient à pas de géant.
Il était temps.
Je savais bien que je vous retrouverais ici…
Sharko se laissa surprendre par la voix féminine qui chantait derrière lui. Installé dans un fauteuil du bar de l’hôtel, il sirotait tranquillement un whisky dans la pénombre, tout en compulsant son listing des participants à SIGN. L’endroit était chic mais sans excès. Moquette claire, larges coussins sur les banquettes rouges, murs feutrés de velours noir. En arrivant, Lucie remarqua le verre de diabolo-menthe posé sur la table.
— Oh, vous attendez quelqu’un ?
— Non, personne. Le verre était déjà là.
Il ne rajouta rien. Lucie resta debout et écarta les bras en signe de résignation.
— Désolée pour la tenue. Le jean, ce n’est pas très élégant, mais je n’avais pas vraiment prévu de sortir après 20 heures.
Le flic lui adressa un sourire fatigué.
— Je pensais que tu dormais.
— Je le pensais aussi.
Lucie s’approcha de l’un des deux fauteuils libres, face à lui, et s’apprêta à s’asseoir.
— Non pas là !
Elle se redressa, surprise.
— Vous mentez et vous attendez quelqu’un. Désolée de vous déranger.
— Arrête tes bêtises. Ce fauteuil est bancal. Qu’est-ce que je te commande ?
— Vodka-orange. Beaucoup de vodka, peu d’orange. J’ai grand besoin de décompresser.
Sharko vida son verre et partit en direction du bar. Lucie le regarda s’éloigner. Il s’était changé, passé un peu de gel dans sa brosse poivre et sel, parfumé. Il marchait avec élégance. Lucie consulta les feuilles qu’il avait laissées à sa place. Des noms, prénoms, dates de naissance et fonctions. Certaines identités étaient biffées. Derrière ses airs tranquilles, il donnait une impression de nonchalance, mais en fait, il ne s’arrêtait jamais. Un véritable moteur à essence.
Le commissaire revint avec deux verres, il en tendit un à Lucie, qui avait rapproché son fauteuil du sien. Elle hocha le menton vers les papiers.
— Il s’agit de la liste des scientifiques présents au Caire lors des meurtres, c’est cela ?
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