— Ce jour-là, Joseph Rauth demande à cet humble M. Lavoix en quoi son cabinet d’avocats peut l’aider. Et là, le fils Lavoix répond, presque naturellement, qu’il souhaite attaquer la CIA. Rien que ça ! « Pourquoi ? » demande Joseph. M. Lavoix désigne son père et annonce froidement : « Pour destruction mentale et lavage de cerveau de la centaine de patients adultes de l’Allan Memorial Institute de l’université Barley, à Montréal, dans les années cinquante… »
Derrière lui, le feu se déployait, le petit bois craquait bruyamment. Au milieu de nulle part, au cœur de ce Québec sauvage et inconnu, Lucie se sentait mal à l’aise. Elle prit finalement une bière et la décapsula. Il fallait absolument que le nœud dans son ventre se dénoue.
— Montréal, encore et toujours, dit-elle.
— Oui, Montréal… Pourtant, cet article du Times ne parle pas de Montréal ou du Canada. Il explique simplement que dans les années cinquante, la CIA avait fondé de nombreuses organisations écran pour développer ses recherches sur le lavage de cerveau, dont la SIHE, la Society for the Investigation of Human Ecology . Rien de bien extraordinaire là-dedans, juste une révélation de plus sur le projet Mkultra, comme nous y avait habitué le New York Times depuis des mois. Mais regardez là, cette identité soulignée…
— Docteur Ewen Sanders. Directeur de recherches de la SIHE.
— Ewen Sanders, oui. Or, aux dires de M. Lavoix, un certain Ewen Sanders était, quelques années plus tôt, le psychiatre en chef responsable du Memorial Institute de Montréal. L’endroit où le père de David Lavoix, l’être amorphe qui se tenait en face de nous dans le cabinet, était entré pour soigner une simple dépression et d’où, de longues années plus tard, il était ressorti avec le cerveau entièrement grillé. Je me souviendrai jusqu’à la fin de mes jours de cette phrase qu’il avait réussi à prononcer, ce jour-là : « Sanders killed us inside . »
« Sanders nous a tués de l’intérieur. » Lucie reposa le journal sur la table. Elle pensait à ce que lui avait laissé entendre l’archiviste : des expériences sur les êtres humains, menées dans les instituts psychiatriques canadiens.
— Donc ce projet Mkultra avait des embranchements secrets au Canada ?
— Exactement. Malgré les enquêtes de 1975, personne ne savait que l’invasion américaine du territoire de l’esprit avait atteint le Québec. Avec son article du Times , et par le plus grand des hasards, David Lavoix avait mis le doigt sur un élément majeur qui incriminait encore la CIA au plus haut degré.
— Et vous l’avez fait ? Vous avez attaqué la CIA ?
Rotenberg, d’un signe, invita Lucie à le rejoindre devant son ordinateur, posé sur un bureau proche de la bibliothèque. Il parcourut des dossiers informatiques. L’un d’eux portait le nom de Szpilman’s discovers . Il cliqua sur l’autre répertoire intitulé Barley Brain Washing et pointa la souris sur un fichier Powerpoint. Dessous, s’affichait un fichier AVI , autrement dit une vidéo, qui s’intitulait Brainwash01.avi :
« lavagedecerveau01.avi »
— Neuf patients de Sanders, soutenus par leur famille, ont porté plainte à la suite de Lavoix. Les autres patients de Barley étaient soit décédés, soit traumatisés, soient incapables de se rappeler les traitements subis. Maintenant, écoutez bien ce que je vais vous raconter, c’est primordial pour la suite. En 1973, la CIA, informée que des journalistes mettaient le nez dans ses affaires, avait fait disparaître tous les fichiers concernant le projet Mkultra. Mais la CIA est, avant tout, une énorme administration dont le siège est à Washington. Joseph Rauth était persuadé qu’il restait forcément des traces d’un si important projet, qui s’était étalé sur plus de vingt-cinq ans et avait mis en cause des dizaines de dirigeants, des milliers d’employés. Sous l’égide de la commission Rockefeller, nous avons été autorisés à accéder aux documents ou autre matériel relatif aux recherches sur le contrôle de l’esprit. Nous avons engagé en freelance Franck Macley, un ex-agent de la CIA, pour faire les recherches. Après plusieurs semaines d’investigation, il nous confirma que la majeure partie des fichiers avaient été détruits par deux dirigeants : Samuel Neels, le directeur de la CIA, et Michael Brown, un proche de Neels. Mais par son acharnement, Macley dénichera au RRC, le Retired Record Center de l’agence (les archives si vous voulez), sept énormes caisses de dossiers relatifs à Mkultra. Des caisses perdues dans le labyrinthe administratif. Plus de seize mille pages de documents où les noms avaient été noircis, mais qui racontaient en détail comment dix millions de dollars avaient été dépensés pour Mkultra à travers cent quarante-quatre universités aux États-Unis ou au Canada, douze hôpitaux, quinze compagnies privées — dont celle de Sanders — et trois institutions pénales.
Il cliqua sur le fichier Powerpoint.
— Dans ces archives, nous avons récupéré des clichés ainsi qu’un film, que j’ai numérisés et qui se trouvent dans ce répertoire… Voici quelques-uns de ces clichés, pris par Sanders lui-même lors de ses expériences à l’institut Barley, suppose-t-on.
Des images défilèrent. On y voyait des patients en pyjama, sanglés sur des brancards, alignés les uns derrière les autres dans d’interminables couloirs, les mêmes patients, des casques cadenassés sur la tête, assis à des tables devant de gros magnétophones. Les visages étaient transis, amorphes, des poches noires se dessinaient sous les yeux hagards. Lucie n’eut pas de mal à imaginer l’atmosphère de terreur qui devait régner à l’hôpital psychiatrique Barley de Montréal.
— Voici les malheureuses victimes de Sanders. Ce psychiatre de formation, très brillant, a toujours eu la volonté de guérir la maladie psychique, sans jamais vraiment y parvenir. Cela le rendait dingue. C’est totalement par hasard qu’un jour, il se rendit compte que la répétition intensive d’une bande enregistrée où les patients étaient confrontés à leurs propres séances de thérapie, semblait avoir un effet bénéfique sur leur état. Dès lors, cela allait être l’escalade dans l’horreur. Au départ, Sanders contraignit les patients à mettre des casques trois ou quatre heures d’affilée, sept jours sur sept. Mais face à la rébellion et à l’exaspération, il fabriqua des casques de contention, impossible à enlever. Alors, les patients cassèrent les magnétophones, mais il trouva la parade en plaçant les engins derrière des grilles. Les patients arrachèrent les câbles, alors il y eu les sangles pour les en empêcher. Sanders finit par les droguer au LSD, une drogue nouvelle et dévastatrice dont on ignorait encore l’existence quelques années plus tôt. Pour le psychiatre, le LSD était un miracle : non seulement les patients restaient calmes, mais surtout, leur conscience ne faisait plus obstacle, car les paroles, la répétition diffusée par les haut-parleurs du casque venaient se loger directement dans leur cerveau.
Le LSD… Judith Sagnol… La présence d’un médecin dans les vieux entrepôts… Se pouvait-il que ce fût Sanders ? Ce docteur avait-il côtoyé Lacombe ? Les deux hommes avaient-ils travaillé ensemble pour Mkultra ? Les questions s’accumulaient sur les lèvres de Lucie. Et les réponses allaient arriver de la bouche de Rotenberg, elle en était certaine.
Sur l’écran, les images se succédaient lentement. Les casques sur les oreilles des patients se perfectionnaient, les files d’attente sur les brancards s’allongeaient, les visages dépérissaient.
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