— Celui de 2003 est à peu près semblable. Toujours la région PACA, mais dans le département des Alpes-de-Haute-Provence, cette fois. Lac de Volonne, le 9 février. Idem . Amandine Perloix, 33 ans, recueillie dans une eau quasi gelée. Quelqu’un appelle le Samu, le corps est découvert sans vie, puis miraculeusement réanimé. C’est un autre journaliste qui a rédigé l’article.
Le regard de Lucie bondissait d’un article à l’autre. Sharko voyait l’excitation qui brûlait au fond de ses yeux. Il aimait aussi cette femme-là, la prédatrice à l’affût, différente de la Lucie des moments tendres. C’était sur cet aspect de sa personnalité qu’il avait flashé la toute première fois.
— Qu’est-ce qu’on a précisément ? demanda-t-elle. 2001, 2002, des cadavres en région Rhône-Alpes. Des femmes du coin — des skieuses de la station de Grand Revard — enlevées à leur domicile, empoisonnées au sulfure d’hydrogène, transportées et retrouvées mortes dans des lacs. 2003, 2004, d’autres femmes qui réchappent de justesse à la mort, dans la région voisine. Personne ne semble avoir fait le lien entre ces faits divers.
— Changement de région, de département… Les journalistes n’étaient pas les mêmes. Les enquêteurs de Grenoble n’ont pas dû avoir vent de ces cas de réanimation assez incroyables, puisqu’il ne s’agissait pas de meurtres.
Sharko se leva et partit chercher son gros atlas routier au fond d’une armoire. Il trouva rapidement les bonnes cartes et marqua les endroits caractéristiques au crayon de bois. Ceux où avaient été découvertes les femmes : Chavarines, Annecy, Volonne, Embrun. Il mit ensuite en évidence les lieux où les femmes habitaient : Cessieu, Thônes, Digne-les-Bains, Embrun.
— Plus de cent kilomètres séparent les villes les plus éloignées. Des victimes retrouvées dans les lacs les plus proches de leur lieu d’habitation.
Il entoura également Aix-les-Bains, là où deux d’entre elles, au minimum, avaient skié.
— On reste dans les montagnes, mais ça paraît malgré tout complètement décousu. Y a-t-il seulement un lien entre ces deux affaires de meurtres et celles des réanimations ?
— Évidemment, qu’il y a un lien. Premièrement, Gamblin avait rassemblé ces journaux, et il est mort. Deuxièmement, il y a un tas de points communs : le froid extrême, les eaux presque gelées, les lacs. Des femmes, chaque fois âgées d’une trentaine d’années. Relis les deux derniers faits divers. On parle d’un appel du Samu qui permet de sauver la victime in extremis . Mais qui a appelé ? Aucune précision.
— Aucune précision non plus sur la façon dont ces survivantes se sont retrouvées dans l’eau. Ont-elles glissé ? Les a-t-on poussées ? Ont-elles, elles aussi, été enlevées chez elles ? Et comment ont-elles pu réchapper à la noyade ? Normalement, tu respires l’eau et tu meurs parce que tu es inondé de l’intérieur, non ?
Sharko se leva. Il se mit à aller et venir, les yeux au sol. Il claqua alors des doigts.
— Tu as raison, tout est bien lié. Il y a une autre chose fondamentale, à laquelle on n’a pas pensé. Où est mort Christophe Gamblin ?
Lucie répondit, après quelques secondes de silence :
— Dans un congélateur. Le froid extrême, encore une fois. L’eau, la glace. Comme un symbole.
Sharko acquiesça avec conviction.
— Le tueur sadique regarde sa victime se congeler lentement, tout comme on peut regarder une femme flotter dans un lac et se faire prendre progressivement par les eaux glaciales. Tout de suite, ça me fait penser à une hypothèse.
— C’est l’auteur des deux meurtres, et peut-être également l’auteur des appels au Samu, qui a tué Gamblin.
— Oui, ça reste une supposition, mais c’est plausible.
Lucie sentait que Sharko se laissait prendre au jeu. Ses yeux étaient de nouveau grands ouverts, son regard volait d’un journal à l’autre.
— On a quatre affaires, mais s’il y en avait eu d’autres, ailleurs, dans les montagnes ? Des femmes mortes, ou des miraculées ? Et si notre tueur était toujours en activité ? Le journaliste a remué cette vieille affaire, il s’est peut-être déplacé sur les lieux.
— On sait qu’il est au moins allé à l’IML et au SRPJ de Grenoble.
— Exact. D’une façon ou d’une autre, il voulait remonter au responsable de ces « noyades ».
— Et surtout, le responsable des noyades est au courant. Alors il élimine le journaliste.
Ils se turent, secoués par leurs découvertes. Après être allé se servir une autre tisane, Sharko revint s’asseoir aux côtés de Lucie et lui passa la main dans les cheveux. Il la caressa amoureusement.
— Pour le moment, on n’a aucune réponse. On ne sait pas ce que l’enfant de l’hôpital ou Valérie Duprès viennent faire là-dedans. On ignore où se trouve la journaliste d’investigation, sur quoi elle enquêtait, et si elle est morte. Mais, au moins, dès demain matin, on sait où chercher.
— On retrouve dans un premier temps ces deux femmes revenues de l’au-delà. Et on les interroge.
Sharko acquiesça dans un sourire et devint plus entreprenant. Lucie le serra contre lui, l’embrassa dans le cou et se détacha délicatement.
— J’en ai autant envie que toi, mais on ne peut pas ce soir, souffla-t-elle. Regarde le calendrier, la fenêtre s’ouvre dans deux jours, samedi soir. Il faut que… que tes petites bestioles soient le plus en forme possible, pour qu’on ait toutes nos chances.
Elle se pencha vers l’avant, s’empara des dossiers du SRPJ de Grenoble et regarda sa montre.
— Je jette un œil là-dedans, histoire de m’imprégner de l’affaire de l’époque. Il n’est pas encore 1 heure. Tu peux aller te coucher, si tu veux.
Sharko la regarda avec tendresse, déçu. Il se leva avec regret et prit le dossier Hurault.
— Si tu changes d’avis… je serai réveillé.
Au moment où il s’éloignait dans le couloir, Lucie l’interpella.
— Hé, Franck ? On va l’avoir notre enfant ! Je te jure qu’on va l’avoir, coûte que coûte.
Sharko se réveilla en apnée.
Nul n’est immortel. Une âme, à la vie, à la mort. Là-bas, elle t’attend.
Il n’était sûr de rien. Une intuition, juste une intuition capable de le réveiller en pleine nuit et de tremper son corps de sueur.
En silence, il se leva et alluma une veilleuse. 2 h 19 du matin. Lucie dormait profondément, recroquevillée sur le côté et serrant un oreiller contre elle. Le dossier Hurault était au sol, avec quelques feuilles éparpillées. À pas de chat, il choisit des vêtements chauds et des grosses bottines de marche dans le dressing. Puis il éteignit et, après un rapide passage dans la salle de bains, se dirigea dans la cuisine, où il rédigea un petit mot.
« Avec toute cette histoire de noyades, je n’arrive plus à dormir, suis parti un peu plus tôt au bureau. À tout à l’heure, je t’aime . »
Il disposa le papier au milieu de la table, en évidence. Sans bruit, il s’empara de son Sig Sauer et se chaussa dans le fauteuil du salon. Il vit le journal du Figaro , ouvert, mais rien de noté ni d’entouré. Apparemment, Lucie s’était couchée très tard et n’avait rien trouvé, elle non plus. Puis, bonnet noir sur la tête, il quitta l’appartement, verrouillant la porte d’entrée avec son double des clés. Ascenseur, sous-sol. Sharko n’osait croire à ce qu’il était en train de faire, et pourtant…
Dix minutes plus tard, il roulait sur l’A6, direction Melun, à une cinquantaine de kilomètres de là. Il avait enfin cessé de neiger. Des gyrophares orange trouaient la nuit par intermittence. Les saleuses, déjà à l’ouvrage, crachaient leurs tonnes de cristaux sur l’asphalte. Le ciel était d’un noir de Chine, les étoiles et la lune vomissaient leur lumière malade, lissant les reliefs d’une couche de givre. Sharko serra les mains sur son volant. Sa nuque était lourde. Chaque lampadaire qui défilait créait un flash douloureux dans sa tête.
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