Lucie songeait au virus informatique, aux oiseaux disposés en cercles sur l’île Rügen, au dépôt du microbe dans le restaurant du Palais de justice. Tout cela demandait une sacrée organisation, de réelles compétences.
Ils étaient certainement plusieurs. CrackJack, Lambart, l’Homme en noir… Une armée des ténèbres vouée à la même cause : celle de tuer et de détruire.
Ils finirent par redescendre en silence. Lucie passa un peu de temps dans le bureau et rejoignit Amandine devant la sortie.
— On va aller vérifier dans les trois autres hôtels où je suppose qu’ils sont allés. On ne sait jamais. Je peux vous redéposer à Pasteur et…
— Vous ne vous débarrasserez pas de moi comme ça.
— J’aurai au moins essayé. Dites, vous savez comment Séverine et Lambart se sont connus ? Vous vous rappelez des détails qui pourraient nous aider à le retrouver ? Géographiques, physiques ?
Amandine réfléchit.
— Elle ne m’a jamais montré de photo, rien. Tout ce que je sais, c’est qu’ils se sont rencontrés dans un bar.
— Vous vous souvenez du nom de ce bar ?
Amandine fit un effort mental et secoua la tête.
— Elle ne m’a pas dit. Ça restait rare, je crois, mais il arrivait à Séverine d’aller boire un verre. Où précisément, je n’en sais rien… Les bars, les restos, ce n’est pas mon truc.
Le téléphone de Lucie sonna à ce moment-là. Elle décrocha, son visage se froissa. La jeune scientifique l’entendit lâcher une grossièreté en raccrochant.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est au sujet du numéro de carte qui a servi pour l’empreinte bancaire.
Lucie grinça des dents.
— C’est celui de Séverine Carayol.
Sharko et l’égoutier attendaient au fond d’une cour pavée, rue Biscornet.
Sous leurs pieds se trouvait le regard d’égout par lequel ils étaient sortis, situé à quelques centaines de mètres du tunnel carré. C’était sans doute ici que l’homme déguisé en oiseau était remonté à la surface, parce que la plaque de fonte n’avait pas été remise correctement en place à leur arrivée. Et d’après ce que Chombeau avait réussi à expliquer, il s’agissait du lieu le plus discret, coupé de la vue des immeubles alentour par une bande d’arbres et un haut mur. Peut-être que leur homme ôtait son costume avant de remonter et disparaissait dans la rue le plus anonymement du monde.
Nicolas se présenta une demi-heure plus tard, accompagné de l’officier de l’Identité judiciaire, Olivier Fortran, qui s’était déjà occupé de la victime de Meudon et de son chien. Il portait un sac avec des tenues utilisées sur les scènes de crime. Il était venu seul et attendait de voir ce que Sharko voulait avant d’appeler une équipe de TIC [17] Techniciens en identification criminelle.
. Lui non plus ne savait plus où donner de la tête.
— J’espère que ça vaut le coup. Il y a un tas de données à éplucher de l’autre côté, le téléphone n’arrête pas de sonner.
— Enfilez une tenue, mettez le masque, et on descend.
Bellanger observa son collègue. Sharko avait la mine fermée, le regard sombre.
— Tu pourrais le décrire, ce costume d’oiseau ? Tu as une idée de la taille du type ? De sa physionomie ?
— Il faisait noir. Je n’ai pas vu grand-chose. Mais il était rapide et semblait connaître l’endroit comme sa poche.
Ils enfilèrent leur combinaison, les surchaussures, puis leur protection respiratoire.
— Au fait, la conférence de la ministre a eu lieu ? demanda Sharko.
— Elle s’exprimera pendant que nous serons là-dedans.
Les cinq hommes descendirent. Nicolas avançait presque sur la pointe des pieds, évitant au maximum les déchets organiques.
— T’as déjà organisé des rendez-vous plus glamour, Franck.
— Je me fais vieux.
Il devina que Bellanger souriait sous son masque. Mais un sourire qui n’avait rien de joyeux, plutôt une façon de décompresser en attendant le pire. Ils suivirent leur guide sur plusieurs centaines de mètres, qui les orienta devant le tunnel étroit.
— Vous pouvez nous attendre là ? lui demanda Sharko.
— OK.
Sharko se courba et ouvrit la marche.
— Attention à vos têtes… Et ça pue comme pas possible, là-dedans. C’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile à supporter.
Les pieds claquaient dans les flaques, les lampes perçaient l’obscurité comme autant d’yeux curieux. En doublant le cadavre d’un rat, Nicolas eut l’impression qu’ils étaient comme ces animaux : des organismes qui ne remontaient jamais à la surface, parcouraient des tunnels et erraient dans les ténèbres pour atteindre la noirceur de l’âme humaine. Sharko avait raison. L’odeur transperçait les masques. À chaque pas, elle se faisait plus intense et plus âcre. Ils arrivèrent dans le sas où ils purent se redresser légèrement, puis, enfin, dans l’ultime salle.
La stupéfaction creusa les visages fatigués.
— Bon Dieu… lâcha Nicolas.
Au sol, dans chaque angle de la pièce, se trouvait une chaîne colorée, terminée par un cerceau d’acier. Les quatre entraves avaient été peintes. Une en blanc, une en noir, une en rouge et une en vert.
Nicolas mit le tissu de son blouson par-dessus son masque, le visage plissé. Les hommes avancèrent, le dos cassé pour éviter le plafond trop bas. Ils découvrirent de gros bidons d’acide chlorhydrique bardés d’étiquettes d’avertissement. Il y avait du chlore, aussi, en énorme quantité, et des pots de peinture avec des pinceaux. Entassés dans un coin, des monts de vêtements crasseux. Des boîtes de conserve ouvertes, avec un reste de nourriture pourrissant. Des bouteilles d’eau écrasées. Et cette odeur indéfinissable, mélange d’acide, de chairs et d’excréments.
Ils progressèrent puis s’approchèrent du mur de droite d’où suintait un filet d’eau qui traversait la grille sous leurs pieds et rejoignait le flux noir, quelques mètres en dessous. Nicolas se demanda s’il ne s’agissait pas là du fleuve des Enfers.
Ils tombèrent sur une petite niche, une espèce de sanctuaire, avec des bougies consumées, posées au sol. Des crucifix avaient été cloués aux murs, mais à l’envers. Dans un coin, un paquet de feuilles de menthe, une bouteille d’absinthe, un flacon de laudanum. De l’éponge, du vinaigre… Au-dessus, des dizaines de photos étaient également affichées sur le mur, maintenues par des clous. Sur quelques-unes, Félix Blanché et son chien, pris sous plusieurs angles. Mutilés, saignés. Les photos avaient été prises avec flash, dans les bois, là où les corps avaient été découverts. Sans doute avec un téléphone portable, vu la médiocre qualité.
Et sur les autres clichés, un homme, une femme et trois garçons d’une dizaine d’années, alignés tous les cinq comme des sardines sur un sol crasseux. Nus. Peau claire, cheveux blonds. Les cinq assassinés de la même façon. Le corps, le visage. Quadrillage de plaies, mutilations.
De l’acharnement bestial.
Cinq nouveaux cadavres sur papier glacé… Où étaient les corps ? Nicolas haletait sous son masque, il étouffait. L’air était lourd, l’atmosphère moite, irrespirable. Il se précipita, courbé, jusqu’à la limite de la pièce et ôta son masque. Mais l’odeur fut dix fois pire. Il faillit vomir. Fortran le rejoignit.
— Je vais appeler une équipe. Les conditions de travail vont être des plus ignobles. On va tirer des photos, faire des prélèvements. Ça ne va pas être simple, vu les difficultés d’accès et l’insalubrité. Et les gars risquent de ne pas vraiment apprécier ce genre d’environnement putride. On bosse parfois dans de sales conditions, mais là…
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