L’homme au tablier le sonda, histoire de s’assurer que le flic lui disait la vérité. Il retourna vers la table, d’une démarche lourde. Nicolas força de nouveau sur ses liens à s’en arracher la peau. Jamais il ne se dégagerait de là. Il allait crever dans l’antre du mal, seul, comme Camille. Il pouvait à présent ressentir la peur qui avait dû envelopper sa compagne, cette nuit-là. Son immense sentiment d’abandon.
Lorsque son bourreau pivota vers lui, il tenait l’agrafeuse. Il s’approcha, le visage aussi froid qu’une pierre tombale.
— Non, non…, supplia Nicolas en secouant la tête.
Dupire écrasa l’engin sur la cuisse droite de Nicolas et appuya deux fois de suite. Un courant électrisa le cerveau du flic, qui poussa un hurlement.
— Comment tu t’es retrouvé ici, chez moi ? Qui est au courant ? Qu’est-ce que vous savez sur nous ?
Bellanger contractait chaque muscle de son visage.
— Continue… Continue jusqu’au bout, espèce de taré. Tu… vas me tuer, de toute façon. Tu ne m’arracheras pas un mot. Va te faire foutre.
Dupire poussa un soupir exagéré.
— Un coriace… Passons à la vitesse supérieure.
Allers et retours à l’établi. Dupire vissa d’autres crochets dans la poutre avec une lenteur perverse, puis revint avec trois poches, aiguilles, cathéters. Piqua dans le bras droit et les veines au niveau de chaque cheville, et déposa les poches dans un bac. Les tubes transparents s’empourprèrent en une poignée de secondes. La vie allait doucement quitter Nicolas, ces gouttes chaudes qui, chaque fois qu’elles s’écraseraient sur le plastique stérile, embarqueraient une partie de ses souvenirs, de son existence. Son propre sang allait le tuer.
— Dans cinq minutes, ton cœur se mettra à battre de plus en plus vite pour compenser, ça te fera mal à t’exploser les côtes. Les parois de tes artères vont commencer à se rapprocher les unes des autres par manque de sang. Dans un quart d’heure, t’auras perdu un litre. Tu seras presque mort, mais je t’en réinjecterai assez pour faire durer, encore et encore, jusqu’à ce que t’en crèves. J’en boirai aussi une partie avant chaque réinjection. C’est un peu de ta vie que j’aspirerai chaque fois. Ça va être bien.
Nicolas ne trouva plus la force de lutter. Il abandonna son corps à son destin, puisque tout devait se terminer ainsi. Il baissa les paupières, les yeux embués de larmes, et fit le vide dans sa tête. Il essaya de se concentrer sur une image agréable — Camille et lui, sur une terrasse, un soir, alors qu’elle lui parlait des étoiles. Il ignora les coups que lui donnait son bourreau pour qu’il revienne à lui, il se sentit voler au-dessus de la mer, avec le vent sur son visage.
Un énorme claquement de porte, une tornade de cris puissants et de voix masculines brisèrent ses rêves. Il rouvrit les yeux pour découvrir de multiples faisceaux, qui balayaient la grange comme des dizaines d’yeux luminescents.
Là-bas, à l’entrée, un essaim de lampes torches.
— Police ! Ne bougez pas !
La BRI en première ligne, fusils d’assaut braqués sur Dupire à peine surpris. Sans mouvement brusque, il s’éloigna à reculons de Nicolas et de la table. Il avait son téléphone portable à la main. Il appuya au ralenti sur l’écran malgré les sommations. Il fit ensuite jaillir une boîte d’allumettes qu’il dissimulait dans la poche de son tablier.
— Juste des allumettes, lâcha-t-il d’une voix monocorde.
Il ouvrit la boîte, alors que les sommations se poursuivaient, que les hommes s’approchaient et le menaçaient vraiment d’ouvrir le feu. Il craqua avec lenteur l’extrémité en soufre contre le grattoir.
— Vous croyez que vous nous faites peur ? Que vous pourrez y faire quelque chose ? Allez tous vous faire mettre !
Il sourit et lâcha l’allumette sur son tablier imbibé qui flamba instantanément. Deux secondes plus tard, une torche humaine fonça droit sur Nicolas et dévia de sa trajectoire sous l’impact d’une dizaine de balles.
La dernière image que le policier vit de son bourreau fut les cheveux noirs et légèrement bouclés, qui se rétractaient comme de minuscules ressorts sur le crâne en feu.
Les gyrophares bleus jouaient avec la nuit, leurs lumières gourmandes se propageaient loin dans les champs et flashaient la sinistre grange par intermittence. Ses grandes portes ouvertes crachèrent un groupe d’hommes en uniforme, qui soutenaient de frêles silhouettes emmitouflées dans des couvertures de survie en Mylar. Les femmes, courbées, peinaient à tenir sur leurs membres. Leurs visages en larmes. Jacques Levallois fermait la marche. Il les accompagnerait à l’hôpital.
Nicolas était assis à l’arrière d’une ambulance, l’urgentiste terminait de poser les pansements sur ses cuisses après avoir ôté les deux agrafes. Dupire ne lui avait prélevé qu’environ cent cinquante millilitres de sang, ce qui ne nécessitait pas d’hospitalisation.
Double peine : il avait eu droit aux foudres de Manien, qui lui avait confisqué son arme et sa carte tricolore sur-le-champ. Le chef avait été prévenu par l’officier d’Écully qui, après avoir délivré les informations à Nicolas sur Vincent Dupire, avait douté et voulu s’assurer de l’existence d’une procédure judiciaire derrière ce coup de fil. Les équipes avaient alors foncé jusqu’à l’adresse indiquée.
Dans la police, on jugeait les faits et non les intentions. Nicolas avait agi seul, en dehors de toute instruction, et Manien disposait cette fois de tous les éléments pour le plomber. Mais peu importait : le flic était allé au bout de ses convictions.
Il serra les dents quand on lui colla un strap sur l’arcade sourcilière gauche. Puis il songea à la trace d’aiguille sur sa nuque, aux propos de Dupire : « On avait décidé de ne pas te tuer pour que tu puisses profiter de notre petit cadeau. »
— J’aimerais que vous me fassiez des analyses de sang poussées, y compris les dépistages de tous les types de maladies que vous connaissez. C’est possible ?
— C’est prévu, vu qu’on vous a planté des aiguilles dans le bras. On va éviter de vous reprendre du sang, on a ce qu’il faut en échantillons.
Il termina ses soins, donna des papiers à remplir et alla discuter avec un collègue. Une large silhouette se présenta aux portes du véhicule. Veste bleue, chemise claire, boutonnée jusqu’au col et chiffonnée au niveau de la boutonnière. Franck Sharko s’assit sur le bord de l’ambulance et hocha le menton d’un coup sec vers le pansement qui barrait l’arcade de son collègue.
— Comment tu te sens ?
— Je m’en remettrai.
Nicolas désigna l’autre ambulance qui démarrait.
— Plus facilement qu’elles, en tout cas.
Franck posa sa tête contre la tôle du véhicule dans un soupir.
— Pour ce qui s’est passé dans le bureau de Manien, je n’y suis pour rien, Nicolas. Je te jure sur la tête de mes gosses que ce n’est pas moi qui…
— Peu importe, le mal est fait.
Nicolas essaya de se redresser, mais grimaça en portant une main sur sa cuisse. Il parvint à se traîner jusqu’à l’extérieur.
— Ils ont un projet. Selon Dupire, ces enlèvements ne sont que des dommages collatéraux. Il faut chercher ailleurs.
Il respira une goulée d’air, profitant de la fraîcheur du soir, puis s’alluma une cigarette.
— Avant de s’immoler, il a envoyé un SMS sans doute écrit à l’avance sur son portable. Il y était juste écrit « Hémorragie »
. Ils savent que leur organisation est en train de partir en vrille. Qu’on est tout près d’eux, maintenant. Et le mec n’a pas hésité à se cramer plutôt que de se faire prendre.
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