Lucie était au niveau de l’entrée de la ferme, elle discutait avec Pascal. Nicolas l’observa en silence, puis revint vers Sharko.
— La liste, qu’est-ce que ça a donné ?
— Tu devrais rentrer chez toi te reposer.
— Je vais avoir tout le temps, tu ne crois pas ? Ça y est, je ne suis plus dans le coup, alors on estime que je ne dois plus avoir accès aux informations ?
Sharko soupira.
— On en tient cinq sur les treize, sûr, en comptant Laëtitia Charlent. Pour ceux à qui on a laissé des messages, on réessaiera demain si on n’a pas de nouvelles. On progresse bien, et c’est grâce à toi. Ils en tiendront compte. T’as peut-être fait une connerie en venant ici, mais quel flic peut prétendre ne jamais avoir fait de conneries dans sa vie ?
Ils échangèrent un long regard, de ceux qui les avaient tant liés par le passé. Nicolas eut l’impression que cette dernière phrase de Sharko revêtait un sens bien particulier.
— Je n’ai pas besoin d’un psy.
— Tu n’as jamais besoin de rien.
Franck se leva à son tour et fourra les mains dans les poches de son pantalon.
— L’affaire est sensible, ils ne vont pas l’éclabousser avec un scandale autour d’un flic qui se came. T’hériteras peut-être juste de l’obligation de te coltiner une petite cure de désintox et d’un changement de service. Tu…
— Ce n’est pas l’un d’entre eux qui a tué Ramirez. Ce n’est pas un règlement de comptes ni une histoire de vengeance entre membres du clan. Pébacasi est extérieure à tout ça.
— Comment tu le sais ?
— Dupire me l’a fait comprendre. Faut chercher ailleurs. Peut-être moins loin qu’on ne le croie… D’ailleurs, il y a quelque chose que tu voudrais me dire, à ce sujet ?
Ils s’observèrent encore, en chiens de faïence. Sharko secoua la tête.
— Non.
Nicolas acquiesça.
— Très bien. C’est toi qui décides.
Il s’éloigna dans la nuit. Sharko rejoignit sa compagne, indécis. Nicolas lui avait ouvert une porte. Mais que faire ? Tout lui raconter ? Vivre avec l’espoir qu’il ne trahisse jamais leur secret ?
Juste avant qu’ils entrent dans le corps de ferme, le portable de Lucie vibra. Elle fronça les sourcils, montra son écran à Franck et décrocha.
— Nicolas ?
Mais ça avait déjà raccroché. Sharko se retourna alors vers la nuit, les yeux rivés vers le portail de l’entrée. L’ombre de son collègue demeura immobile comme un épouvantail dans le paysage, avant de disparaître. Il posa une main dans le dos de Lucie.
— Ça s’est sans doute déclenché tout seul. Entrons…
Mais Sharko resta un peu en retrait, l’œil toujours fixé vers ce portail. Perturbé, il finit par retrouver Pascal et Lucie dans le salon. L’endroit était froid, nu, un vrai tombeau. Pas de télé, un meuble vieillot, un canapé aux couleurs passées. Mains gantées, Pascal hocha le menton vers la porte ouverte.
— Nicolas rentre chez lui ?
Ils en avaient bien sûr parlé entre eux. La présence de l’IGS avait marqué les esprits, et tout l’étage de la Criminelle était désormais au courant.
— J’en sais rien, répliqua Franck.
— Ce connard de Manien nous ampute d’un membre de l’équipe. On ne fait pas ça quand on est flic, on n’agit pas comme il a agi. Ce mec me dégoûte.
— Il fallait bien que ça craque un jour, va falloir faire avec. Alors ?
— On a fait un premier tour rapide. Il n’y a rien dans cette baraque. Pas de télé, pas d’ordinateur, un frigo avec quelques bricoles pas loin des dates de péremption. L’étage est dans un état pitoyable, jamais rénové : Placo à nu, carrelage cassé. Deux, trois courriers à son nom. Et puis ça…
Il tendit deux fausses cartes d’identité. L’une au nom de Samuel Burlaud, l’autre à celui de François Jaillard.
— Des faux papiers, comme pour Ramirez.
— Ouais…
— Qu’est-ce qu’ils fichent avec des fausses cartes, bon Dieu ?
— Le cheval est en malnutrition. Ou ce type menait une vie de spartiate, ou il ne vivait pas souvent ici. Ce n’est peut-être qu’un lieu de transition où il retenait les victimes.
Ils retournèrent dans la grange. Le corps carbonisé de Dupire avait été levé, mais il restait cette infecte odeur de chairs brûlées et d’essence. Ils agrippèrent l’échelle et descendirent dans l’abri souterrain. Sharko observa les montagnes de nourriture, le lit de camp. Le bourreau dormait-il ici, auprès de ses victimes ?
Il ouvrit le réfrigérateur, s’empara d’une poche de sang et l’observa avec attention. Tous ces kidnappings, ces tortures, ces morts, pour ça… Pourquoi ? Il avança dans la pièce voisine. Les gélules, les ampoules, les compléments alimentaires… Il prit une boîte de comprimés de Tardyferon. Apport en fer, pour lutter contre les anémies, les pertes de sang. Il la montra à Lucie.
— Tu te souviens ? T’avais avalé ça pendant la grossesse des jumeaux.
Lucie acquiesça.
— Pourquoi tous ces médicaments ? demanda-t-elle.
— Ces gens qu’ils enlèvent, ils en prennent soin et ne les tuent pas tout de suite. C’est pour ça qu’il y a des mois entre les kidnappings. Ils les maintiennent en vie ici et ils pompent leur sang. Je pense qu’ils en font des réservoirs vivants, des fournisseurs réguliers en poches de sang. C’est bien plus rentable que de les tuer sur le coup et les vider de leur substance en une fois. Et lorsque les organismes n’en peuvent plus, ils s’en débarrassent.
— Quand tu dis « ils », tu penses à Dupire et Ramirez ? demanda Pascal.
— Oui, mais c’est Ramirez qui s’occupait de la phase finale. Avant de les mettre à mort, il les gardait encore un peu chez lui, dans sa pièce dédiée au diable. Il les enchaînait au radiateur pour les torturer, récupérer leurs larmes, s’amuser un peu… Et quand le moment était venu, il les vidangeait, histoire de ne pas perdre une goutte de sang. C’est pour ça qu’on a retrouvé les corps asséchés. Puis il allait les enterrer ou les jeter dans l’eau.
Sharko revint dans l’autre pièce, s’agenouilla près de la glacière.
— Ramirez et Dupire formaient une équipe chargée de la logistique, en quelque sorte. Ils n’étaient que des fournisseurs de sang Bombay.
— Dans quel but ?
Franck se redressa et se frotta les mains l’une contre l’autre.
— Je compte bien sur les survivantes pour nous apporter la réponse.
Jacques était assis dans une salle de repos proche d’un distributeur de boissons, au troisième étage de l’hôpital de Sens, situé à une vingtaine de kilomètres de la ferme. À minuit passé, il carburait au Coca bien sucré, afin de s’injecter un peu d’énergie. Il adressa un lent mouvement de bras à Sharko et Lucie lorsqu’il les aperçut.
— Quand les nuits interminables se succèdent et se ressemblent… Parfois, je me demande ce que je fiche ici. Heureusement que je n’ai pas de mômes ni aucune femme qui m’attendent à la maison. Je ne sais pas comment vous faites, tous les deux.
— Nous non plus, pour tout te dire, répliqua Franck. Et il ne vaut mieux pas qu’on se pose la question.
Jacques désigna le grand couloir vide, ce tunnel de néons qui, à cette heure tardive, agressaient les yeux.
— On va être autorisés à voir l’une d’entre elles d’ici une heure ou deux. Elle s’appelle Victoire Payet et est moralement assez solide, d’après le médecin. L’autre a été admise en soins intensifs.
Franck glissa une pièce dans la fente du distributeur et récolta deux canettes de jus tropical. Il en tendit une à Lucie, puis se laissa choir sur une chaise, à côté de son collègue.
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