Il saisit la lampe de poche dans sa boîte à gants et mit son téléphone sur silencieux. Manien, Jacques, Pascal, ils avaient tous appelé. Ils pensaient peut-être qu’il s’apprêtait à faire une bêtise, mais il s’en fichait. Il s’engagea le long de la route, à bon rythme, jusqu’à gagner le chemin de terre. Le vent soufflait sec, tiède, chargé de ses relents d’été. Plus loin, la ferme en U se dessina sous un morceau de lune, protégée par un portail fermé avec une chaîne et un cadenas.
Nicolas se colla contre la grille et observa : de sinistres bâtiments anciens et abîmés, collés les uns aux autres, avec une grande cour centrale, une grange essoufflée, des dépendances, des squelettes de tôles et de bois amoncelés. Mais pas de véhicule, ni de lumière. Il hésita, puis longea le mur extérieur, jusqu’à dénicher un endroit qu’il put escalader sans difficulté. Dix secondes plus tard, il courait de l’autre côté, arme au poing au cas où.
Une lumière dorée adoucissait les reliefs. La campagne respirait avec calme. Nicolas veilla à rester dans l’obscurité des palissades. C’était pour ces raisons-là qu’il aimait son métier. L’adrénaline, l’excitation, la peur, aussi. Dans ces instants, il oubliait tout le reste et se sentait vivant.
Un hennissement abrupt manqua de lui faire exploser le cœur. Il aperçut, au niveau d’un box, la silhouette en ombre chinoise d’une tête de cheval. L’animal agita le museau et claqua du sabot contre la porte en bois de son enclos, avant de retrouver son calme.
Le policier se précipita vers le corps de ferme aux volets rabattus mais pas entièrement fermés : un loquet métallique les retenait à peine. Un coup d’œil dans chaque fente : les pièces semblaient vides. Personne, pas un bruit. Toutes les issues verrouillées. Nicolas se refusait à fracturer l’habitation — il ne s’agissait pas de tout foutre en l’air pour vice de procédure. Au pire, il pouvait attendre dans sa voiture que le propriétaire finisse par rentrer et, ensuite, transmettre l’immatriculation. Toute la nuit s’il le fallait, ce n’était pas le temps libre qui lui manquait.
Il longea tout de même les différentes dépendances, le cœur au bord de l’explosion lorsque le cheval surgit de nouveau sans prévenir. L’animal semblait jaillir d’un cauchemar, avec un œil blanc et sec, la gueule grise traversée de cicatrices, comme expulsé d’un champ de barbelés. Un habitant de l’ombre à l’image de cet endroit sordide, envahi de lierre, de mousse, de vieux fantômes. Dupire avait dû acquérir l’ensemble pour une bouchée de pain, cheval y compris. Il n’osa imaginer un sadique tel que lui face à cet animal. Le Charcutier du Nord bordelais …
Plus en retrait, il remarqua un cabanon aux vitres crasseuses et couvertes de toiles d’araignées. Il en fit le tour, alluma sa lampe et balaya l’intérieur. Tous types d’outils pendaient aux murs, accrochés par des clous : tenailles, marteaux, scies. Sur un établi, une meuleuse, une perceuse, des forets et du matériel de quincaillerie. Si on omettait le fait qu’on se trouvait peut-être dans l’antre d’un assassin qui avait un jour dévoré partiellement un homme et kidnappé treize autres, il n’y avait là rien d’anormal. Juste des outils dans un endroit approprié.
Nicolas explora d’autres bâtiments et s’intéressa à la grange entrouverte. Un mikado de ballots de paille, des fourches, et surtout une voiture garée à l’intérieur. Il pénétra et visa le véhicule avec sa lampe. Faux espoir : il s’agissait d’une vieille Ford hors d’usage, à la tôle rouillée, sans capot ni plaque d’immatriculation, aux vitres cassées et laissée en plan. Même son moteur manquait.
Il quittait à peine la grange qu’il perçut un bruit étrange, derrière lui. Un son profond, lointain, presque étouffé. Une voix ? Il piocha son Sig dans son holster et jeta un œil par-dessus son épaule, interloqué. Il retourna à l’intérieur, éclaira les parois en bois, les poutres entrecroisées, l’étage accessible avec une échelle. Une fois là-haut, il évolua sur le plancher où traînait encore un peu de paille. Rien. Avait-il rêvé ? Ou alors, était-ce le vent ?
Il redescendait par l’échelle quand le couinement se renouvela. Le flic ne comprenait pas : le murmure semblait provenir du véhicule abandonné. Avec des mouvements précis de lampe, il lorgna dans l’habitacle, souleva le coffre à moitié déboîté. Rien. Il s’agenouilla au niveau du châssis, scruta même dessous, attentif à chaque centimètre de poussière. Un coup à devenir fou.
— Il y a quelqu’un ?
Pas de réponse. Il se redressa, fit le tour, sur ses gardes. Sa lampe accrocha alors la grosse planche de bois sur laquelle reposait la roue avant droite du véhicule. Pourquoi cette roue-là et pas les autres ? Une sinistre idée lui traversa l’esprit.
Mon Dieu, non…
Il espérait de tout cœur se tromper. Il se pencha à l’intérieur du véhicule, baissa le frein à main et poussa la voiture pour libérer la planche. Quand il décala cette dernière, une bouffée d’air glacé le frappa en pleine figure.
Une échelle métallique, incrustée dans un cylindre de roche, plongeait dans la nuit.
Il regarda l’entrée de la grange et hésita : fallait-il tout remettre en place et appeler les autres ? Descendre là-dessous auparavant ? Et si quelqu’un était retenu prisonnier au fond ? Une nouvelle victime à ajouter aux treize autres ? Mais vivante, celle-là ?
Il pouvait encore la sauver. Contre sa volonté, ses doigts agrippèrent les barreaux froids, et il descendit en silence, la lampe entre les dents, l’arme à la main.
Un sol bétonné et sec l’accueillit quatre ou cinq mètres plus bas. Face à lui, un passage voûté, en béton lui aussi. Il se laissa engloutir par cette bouche avide et pénétra dans une pièce hermétique envahie de nourriture : des montagnes de boîtes de conserve, des sacs de riz empilés, des paquets de pâtes par dizaines, d’innombrables bouteilles d’eau. Même un lit de camp et un lavabo. L’antichambre d’un abri antiatomique.
Son faisceau s’arrêta alors sur deux gros cartons barrés d’une croix rouge. L’un des deux, ouvert, laissait apparaître des poches de sang neuves et empilées, bien plus nombreuses ici que dans la cave de Ramirez. À proximité, une glacière vide et un réfrigérateur branché à une rallonge électrique, qu’il ouvrit. Dedans, quatre poches remplies de sang, placées les unes à côté des autres, et deux récipients pleins d’un liquide translucide et épais, arborant la mention : « Hirudine ».
Il se dirigea vers une porte métallique équipée d’un gros loquet. Il le tira sur la droite et déverrouilla, le pontet de l’arme dans l’alignement de son œil droit.
Ce qu’il découvrit alors le paralysa.
Deux silhouettes recroquevillées étaient enchaînées par la cheville aux angles opposés d’une salle carrelée en blanc, du sol au plafond, sauf à l’endroit pour les besoins — un trou vers les profondeurs. Nicolas songea à des revenants, avec leurs visages fins et transparents comme du papier-calque, leurs pommettes en carreau de flèche, la peau des bras, des jambes, marbrée d’aplats violacés ou jaunâtres, et criblée de traces d’aiguille le long des veines.
Sur une étagère inaccessible aux prisonnières, une aberration : des produits de beauté. Sur une autre, un tensiomètre, des seringues emballées, des antibiotiques, des compléments alimentaires et tout un tas d’ampoules : vitamine C, A, huile de foie de morue, fer…
Les deux femmes se mirent à crier et se réfugièrent dans leur coin, les yeux plissés comme si elles s’apprêtaient à être battues. Qui étaient-elles ? Depuis quand les retenait-on enfermées ? Des semaines ? Des mois ?
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