— T’auras les papelards bientôt, je te l’ai dit. Raconte-moi plutôt ce que t’as trouvé.
Nicolas sentit une franche hésitation à l’autre bout de la ligne.
— Ton candidat, c’est du costaud… Le Charcutier du Nord bordelais, tu connais ?
Téléphone coincé entre l’oreille et l’épaule, Nicolas fouilla dans son blouson et en sortit son Moleskine et un crayon. Il tremblait d’excitation.
— Non.
— C’est comme ça qu’on l’appelait à l’époque. Les collègues ont bossé dessus il y a une paire d’années, un cas bien gratiné. Vincent Dupire, 52 berges aujourd’hui. Écoute bien, parce que ça vaut son pesant de cacahuètes. On est au début des années 1990, le mec est infirmier à domicile à la base, il sillonne les rues de Bordeaux, partie nord, pour se rendre chez ses patients. Rien d’anormal. Un bon gars, agréable, qui fait bien son job et que les patients apprécient. Il habite une vieille baraque à trente bornes de la ville. À ce moment-là, il passe des petites annonces sur le Minitel, rubrique rose, sous un pseudo, « Cuisine coquine », invitant des partenaires masculins à vivre des, je cite, « expériences sexuelles originales »…
Nicolas laissa de la monnaie sur la table et s’enfonça dans la rue, au calme.
— … Les intéressés débarquaient chez lui et, pour ceux qui étaient consentants, Dupire proposait un petit atelier cuisine : du boudin fait maison. Du local et du frais. Oignons, pommes cuites, marrons, boyaux de porc. Petite particularité, le sang était celui du partenaire. Dupire lui prélevait presque un demi-litre en une fois en lui incisant une veine du poignet, avant de le soigner avec son matos d’infirmier.
Nicolas s’était arrêté de noter. Il marchait au ralenti dans l’ombre des bâtiments.
— Ensuite, ils dégustaient la recette tous les deux, histoire que l’autre reprenne des forces en se nourrissant de son propre sang. C’est terriblement glauque. Puis ils baisaient, et le gars retournait chez lui, ni vu ni connu. Dupire a fait ça pendant des années et ça a fini par mal tourner : il a incisé les veines d’un hémophile qui était encore plus barré que lui et ne l’avait pas prévenu de son état. Je te laisse deviner le carnage. Le gus s’est vidé de son sang. Il est mort dans la maison de Dupire. Et je t’ai gardé le meilleur pour la fin. T’es toujours là ou tu t’es sauvé en courant ?
— Je t’écoute.
— Dupire a mangé une partie du cadavre sur plusieurs jours et a dissous le reste à l’acide au fond d’une gare de triage abandonnée. Les flics l’ont coincé grâce aux petites annonces trouvées chez l’hémophile. Quand ils ont débarqué chez le tueur, ils ont découvert plusieurs centaines d’échantillons de sang au sous-sol. De petits tubes en verre, alignés avec soin sur des étagères, remplis lors de prises de sang chez des patients, avec la date, l’heure de prélèvement et l’identité du porteur, et ça depuis plus de huit ans. En fait, Dupire prélevait le double des quantités nécessaires à chaque visite à domicile. L’une partait au labo, et il gardait l’autre pour sa petite collection personnelle. Une espèce de cave à vin, à la mode Dracula.
Nicolas avait l’impression de faire un pas supplémentaire dans les ténèbres.
— Folie ou responsabilité ?
— Responsabilité, à cent pour cent. Dupire était un vrai fétichiste sanguin, il n’arrivait plus à penser à autre chose, mais il n’était pas fou. Passionné par l’occulte et les vampires — il appartenait lui-même à un groupe de vampires mondialement connu, Sabretooth. Un être froid, calculateur, et d’une extrême intelligence pour embrigader ses proies et les convaincre de participer à ses petits jeux. Il a écopé de vingt ans de prison, dont sept à Fleury, il est sorti au bout de douze, en 2010.
Fleury… Là où Ramirez avait été enfermé, de 2008 à 2012. Nul doute que les deux hommes, férus de satanisme, avaient dû partager leurs petits secrets. Un meurtrier froid aux côtés d’un esprit perturbé, tous deux traversés par les mêmes troubles, attirés par la même couleur : celle du sang. Un duo parfait de prédateurs qui s’était reconstitué en dehors de la prison, comme deux pierres fondatrices d’un clan monstrueux.
— Une idée de l’endroit où il crèche ?
— Nicolas, je ne sais pas si je peux…
— S’il te plaît, ça me fera gagner du temps.
— J’espère que tu ne me fous pas dans la merde. Les données ont été mises à jour par un PV pour excès de vitesse qu’il s’est pris il y a trois ans. J’ai une adresse mais j’ignore si elle est encore valable : route du Chêne, hameau du Pimancont, Dixmont. Pas de numéro de bâtiment, ça doit être un bled paumé. C’est dans l’Yonne.
Nicolas traçait sa route, à l’assaut des forêts toujours plus profondes de l’Yonne. Ses phares creusaient l’asphalte, blanchissaient les troncs noirs et serrés dans les virages rugueux. Le flic éprouvait le besoin d’aller au bout du chemin, de finaliser son enquête, contre vents et marées. Prouver qu’il n’était pas qu’un drogué incompétent.
Évidemment, il n’était pas fou au point d’intervenir seul et de tout gâcher. Juste ce besoin irrépressible d’avancer, de dévorer du kilomètre, de rouler jusqu’à plus soif, de repérer les lieux et de s’assurer que le domicile était toujours habité par Vincent Dupire, en relevant son numéro de plaque et en le soumettant au fichier des immatriculations. Ensuite, il servirait le tueur sur un plateau à son connard de chef, qui n’aurait plus qu’à finir le travail et récolter les lauriers.
Sur l’écran de son téléphone, il observa une photo du criminel que venait de lui envoyer le collègue d’Écully. Des yeux pas plus grands que des pièces de 10 centimes, d’un bleu clair presque blanc qui expliquait le port quasi permanent des lunettes. Des joues en entonnoir. Et ces fameuses rides qui lui labouraient le front, peut-être des cicatrices ou des malformations, car Dupire n’avait que 32 ans à l’époque de la photo. Nicolas imagina le calvaire des victimes soumises à ce regard de Viking. Dupire avait sans doute participé aux enlèvements — ils avaient été forcément deux lors de la disparition de Laëtitia. Était-il aussi impliqué dans les meurtres ?
Quinze minutes qu’il roulait sur ces routes sinueuses sans croiser âme qui vive, avec cette boule au ventre, ses mains qui tremblaient, son front tapissé de sueur tant il avait envie d’un shoot. Il n’aurait pas dû jeter la drogue. Une ronde folle de visages tournait sous son crâne : Camille, Sharko, Lucie, Ramirez, Dupire, le tout mêlé dans un bain de sang et une explosion de poudre blanche. Il ouvrit les vitres avant, haletant, et respira à grandes goulées. Quand tout alla un peu mieux, il se focalisa sur son GPS : plus que deux kilomètres.
Il doubla un hameau. De timides éclairages dans les chaumières tranquilles, des habitants devant la télé… D’après son appareil, il arrivait sur la route du Chêne, sillon d’asphalte bordé de fossés et ceinturé de champs. Le trou du cul du monde. Il roula ainsi sur trois bornes, jusqu’à ce que le GPS lui ordonne de faire demi-tour. Avait-il loupé quelque chose ? Pourtant, Nicolas était certain de n’avoir vu aucune maison.
Il rebroussa chemin, le pied plus léger sur la pédale, et discerna un chemin en terre qui s’enfonçait dans la campagne, sur sa droite. Les yeux plissés tournés vers les champs, il lui sembla apercevoir la silhouette noire d’une ferme. Il poursuivit encore jusqu’à l’entrée du hameau et se gara derrière d’autres véhicules : il ne voulait prendre aucun risque et, surtout, ne pas se faire repérer.
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