Lucie errait dans les allées. Elle n’avait pas eu la chance de suivre un cursus universitaire classique — les erreurs de jeunesse, les échecs scolaires —, mais espérait bien voir Jules et Adrien aller le plus loin possible. Elle les imaginait déjà assis sur ces marches, à 19 ou 20 ans, leur mèche blonde sur le front, à refaire le monde à coups de formules et de théories. Et elle espérait être là pour les applaudir à la cérémonie de remise des diplômes.
Ces pensées la rendirent encore plus malheureuse. Leurs enfants pouvaient tout perdre, eux aussi. Leur liberté de bien grandir, avec leurs deux parents, leur avenir. Lucie avait l’impression de ressembler à Sisyphe avec son rocher : au moindre faux pas, elle entraînerait tout le monde dans sa chute.
Franck arriva enfin.
— Fallait que je sorte du 36, ou j’allais péter un plomb. C’est où ?
Ils se mirent à la recherche du bâtiment A, qui abritait le laboratoire Neuroscience Paris Seine au nom barbare de « CNRS UMR8246/Inserm U1130/UMPC UMCR18 ». Lucie considéra son homme avec gravité.
— Nicolas sait, c’est ça ?
— La poisse nous poursuit. Le dossier de procédure pénale est arrivé au pire moment. Nicolas a capté et, maintenant, il a embarqué Pascal avec lui alors qu’il ne le fait jamais. Je suis certain que c’est pour lui poser des questions sur ce fameux dossier.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— J’en sais rien. Nicolas est aigri, il en veut à la Terre entière et pourrait tout faire pour nous pourrir la vie. La bonne nouvelle, c’est qu’il sait que ton oncle est mort et ne jugera sans doute pas nécessaire de se rendre chez ta tante. Même s’il commence à se poser des questions, il n’a pas l’ombre d’une preuve.
Ils s’engouffrèrent dans le bâtiment, Lucie s’annonça à la secrétaire. Jérémy Garitte, la cinquantaine, vint les accueillir et les emmena dans son bureau. Il referma derrière eux, les pria de s’asseoir et regroupa ses mains en pyramide sous son bouc argenté. Un cerveau synthétique était posé juste devant lui, à côté d’une figurine de Dark Vador. Il fixa plus particulièrement Lucie.
— Vous ne m’avez pas dit grand-chose au téléphone. En quoi puis-je vous aider ?
— Nous enquêtons autour d’un meurtre violent. Pour être brève, la victime a sûrement mené des recherches sur une série de trois accidents à la suite desquels le comportement des personnes impliquées a changé : ces individus ne ressentent plus de peur, n’ont plus la notion de danger, si bien qu’ils ont été amenés à accomplir des actes insensés avec, au bout, un nouvel accident. Carole Mourtier faisait partie de la liste. Je suis allée la voir, et c’est ce qui nous a conduits à vous.
Jérémy Garitte parut soufflé. Ses paupières se baissèrent.
— Des comportements insensés… Ainsi, il y en aurait d’autres dans son cas ici, en France.
— On en a bien l’impression.
Vu son changement de posture, Lucie lui apportait une information qui l’intéressait au plus haut point.
— Qui sont-ils ?
— La seule survivante, c’est Carole.
— Vous me laisseriez les identités des deux autres ?
Sharko se pencha vers l’avant.
— Si ça peut servir les intérêts de l’enquête. Mais nous devons d’abord entendre ce que vous avez à nous dire au sujet de Carole Mourtier.
Le chercheur sembla approuver le franc-parler des policiers. D’un long tiroir, il sortit un dossier qu’il garda fermé et posé sur sa gauche.
— En collaboration avec des équipes suisses et allemandes, j’étudie depuis des années les mécanismes neurobiologiques impliqués dans les processus de peur et d’anxiété. Pourquoi avons-nous peur du noir lorsque nous sommes seuls, et pas en groupe ? Quels sont les seuils de déclenchement de la peur ? Que se passe-t-il dans le cerveau lorsque nous sommes confrontés à une source de danger ? Pour tout vous dire, je me suis intéressé à Carole Mourtier par le plus grand des hasards : un ancien copain d’école avec qui je suis resté en relation la suit en kinésithérapie. Il m’a contacté il y a un mois et m’a parlé de cette absence totale de réaction face à des situations stressantes ou dangereuses.
Il désigna les montagnes de feuilles et de documentation qui s’accumulaient sur ses étagères, à proximité d’autres figurines — Batman, Superman, qui cadraient mal avec l’impression de rigueur que dégageait sa personne. Même encerclé de ses théories et de sa science, le type avait gardé son âme d’enfant.
— Ici, je fais beaucoup de recherche fondamentale, mes compagnons de jeu sont des rats et des souris, j’écris des articles et ne sors presque jamais de mon labo. Mais… cette histoire m’intriguait. Et puis, il y avait eu des antécédents.
— Quand ? Où ?
— Marcus Malmaison, vous connaissez ?
Lucie secoua la tête, mais Sharko hésita : ce nom lui disait quelque chose.
— Il doit bien avoir 80 ans, aujourd’hui. Il était à l’époque un journaliste de faits divers qui a travaillé aux côtés de Jimmy Guieu pour une émission hebdomadaire de radio spécialisée dans l’ufologie. C’était dans les années 1970–1980, et ça s’appelait « L’invasion commence ».
— Ah oui, je me rappelle à présent, lâcha Franck. « L’invasion commence »… ça m’était sorti de la tête. Malmaison parcourait le monde à la recherche de phénomènes étranges liés au paranormal, aux petits hommes verts, aux Poltergeist .
— C’est exactement ça. Un peu barré, le monsieur, vous pouviez le voir un jour à proximité de la zone 51 et, le lendemain, au fin fond de la Sibérie à l’endroit où s’était écrasée une météorite. J’étais ado et je n’ai raté aucune de ses émissions. Ça traitait déjà de la peur, ça me passionnait.
Lucie remua sur son siège, elle s’impatientait. Garitte s’en aperçut et revint au sujet qui les amenait.
— Bref, suite à ma rencontre avec Carole Mourtier, je me suis souvenu d’une vieille édition de « L’invasion commence » où Malmaison parlait d’habitants qui avaient eu, eux aussi, des comportements étranges liés à l’absence de peur. Ça s’était passé au tout début des années 1980, dans la ville de Ciudad Juárez, à la frontière mexicaine. J’ai récupéré l’enregistrement. Je vous préviens, les explications de Malmaison sont très vaseuses, je n’ai pu en tirer aucune déduction, cependant les points communs sont bel et bien là. Je n’ai pas encore eu le temps de creuser le sujet en profondeur. Mais si vous voulez, je vous donnerai le fichier audio, il est sur mon ordinateur.
Franck tendit une carte de visite. Garitte considéra l’e-mail indiqué au bas.
— Je vous l’envoie après votre départ.
— La piste des extraterrestres, on n’y avait pas pensé, souffla Lucie à Franck.
Elle haussa les épaules et s’adressa à leur interlocuteur.
— Pour en revenir à Carole Mourtier, donc.
— Je suis allé chez elle, un samedi. On a discuté, puis je l’ai soumise à des images censées être stressantes : insectes, serpents, araignées, fantômes, visages effrayants. Son absence de réaction était plutôt surprenante, d’autant plus qu’elle se rappelait avoir toujours ressenti une aversion profonde pour les serpents. Alors j’ai décidé de pousser les tests. Je l’ai amenée chez des collègues, dans un laboratoire de psychologie expérimentale, à Boulogne-Billancourt, où ils disposent d’un programme très performant de mesure des émotions.
Il ouvrit le dossier et montra les photos aux policiers. Carole Mourtier était installée au milieu d’une pièce, dans un gros fauteuil bardé d’électronique, face à un écran, un casque sur les oreilles. Au bout de l’accoudoir gauche, trois boutons colorés : rouge, vert, blanc.
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