— « L’intégration » en France de la mère de Laëtitia, en métropole, plutôt, s’est mal déroulée, comme pour beaucoup, d’ailleurs. Les mômes sont comme les plantes, on ne peut les arracher à leurs racines sans causer des dégâts irrémédiables. En définitive, cette mère a reproduit ce qui lui est arrivé, elle n’a pas su élever son enfant et s’en est séparée. Après avoir été trimbalée d’institution sociale en institution sociale, la petite Laëtitia a fini par atterrir chez nous, elle avait 10 ans. Nous sommes famille d’accueil depuis plus de vingt-cinq ans. Elle était bien, ici, malgré ses colères et son caractère pas toujours facile. Elle était comme notre fille.
Nicolas lui laissa le temps de reprendre son souffle. Il but une gorgée de café et constata, sur les photos, que les Verger n’avaient sans doute pas d’enfants à eux. Il lui demanda de lui parler des fréquentations de Laëtitia.
— Elle était une jeune comme une autre, je l’ai déjà dit à vos collègues qui l’ont recherchée. Elle préparait un CAP coiffure, elle avait ce rêve bien illusoire de coiffer des stars. Mais c’était son rêve, il lui appartenait. Ses fréquentations, c’étaient des jeunes de son âge, à l’école et au foyer. Elle y écoutait de la musique, regardait des films, jouait au ping-pong. Pourquoi est-ce que c’est elle qu’on nous a ravie et pas une autre ? Pourquoi cette espèce de malade s’en est pris à douze autres personnes ? Vous avez les réponses, peut-être ?
Nicolas serra les lèvres. Mme Verger se comportait comme tous les proches de victimes, elle attendait qu’on comble les immenses vides de sa vie fracassée.
— Nous y travaillons à chaque heure qui passe. Savez-vous si Laëtitia avait des tatouages, ou d’autres piercings que son anneau au nez ?
— Non, il n’y avait que l’anneau. On allait souvent à la piscine, toutes les deux. Je l’aurais remarqué.
— Vous aurait-elle déjà parlé de… cygne noir ?
— Un cygne noir ? Je… Non, pourquoi ?
— Ça vous dérange si on inspecte sa chambre ?
— Je doute que vous en appreniez plus que vos collègues, mais je n’y vois pas d’inconvénient.
Elle les emmena à l’étage. La pièce mansardée était restée en l’état, encombrée de babioles, de vêtements, de boîtes à bijoux fantaisie. Sur les murs, en vrac, des posters de chanteurs, d’acteurs, de starlettes de télé-réalité. L’univers d’une jeune fille de 20 ans. Chrystelle Verger restait sur le seuil, comme si une force invisible et puissante l’empêchait de pénétrer dans cet espace. Fouler le territoire des morts, toucher à leurs affaires… Nicolas avait connu ça, à la disparition brutale de Camille. Que faire des objets des disparus ? De leurs habits, leurs souvenirs ? Où les stocker, sous quelle forme ?
Pascal jeta un œil aux CD, aux bijoux, tandis que Nicolas s’occupait des livres penchés sur une étagère. Absolument rien en rapport avec le satanisme. Le flic acquit la conviction que la gamine n’était pas dans ce trip-là.
Son cœur se souleva soudain quand il tomba, entre deux livres, sur une revue éditée par l’EFS, l’Établissement français du sang. Elle retraçait l’histoire de la transfusion sanguine, de ses prémices à nos jours. Le capitaine de police la tira de son rayonnage, la feuilleta en vitesse. Il se tourna vers son interlocutrice.
— Savez-vous pourquoi Laëtitia possédait ce genre d’ouvrage ?
— Oui, bien sûr. Elle donnait son sang au moins deux fois par an.
Le sang ressurgissait de la façon la plus inattendue qui soit : des étagères d’une morte. Nicolas encouragea Verger à poursuivre.
— Je n’y connais pas grand-chose, mais je sais qu’elle porte un sang très rare, d’un groupe qu’on appelle Bombay. Il y aurait moins de mille personnes qui posséderaient ce groupe en France. Laëtitia avait conscience de la rareté de son sang, elle voulait faire une bonne action en l’offrant à ceux qui en auraient besoin.
Un groupe sanguin Bombay… Nicolas se rappelait que le psychiatre de Mev Duruel avait évoqué ce groupe, et ça lui était complètement sorti de la tête. Évidemment, il ne pouvait s’agir d’un hasard. Le flic ne comprenait pas l’implication de la schizophrène, mais il lui sembla qu’un pan de l’enquête s’éclairait soudain : et si Laëtitia avait été choisie pour son sang si particulier ? Et si les autres disparus possédaient aussi cet or rouge au fond de leurs veines ? Ces kidnappés étaient-ils des coffres-forts qu’il avait fallu fracturer pour accéder au précieux trésor ?
Le cerveau de Robillard carburait également, les pièces s’assemblaient, si bien qu’il demanda :
— Est-ce qu’il y a une relation entre le fait d’être réunionnais et de posséder ce groupe sanguin ?
— Laëtitia m’en avait déjà parlé, oui. D’après ce que j’ai compris, le groupe sanguin aurait été découvert en Inde au milieu des années 1900, à Bombay justement, où une fraction de la population le possédait par des brassages génétiques. Quelques-uns de ces porteurs avaient migré vers l’île de la Réunion et, donc, répandu cette particularité dans les générations par le métissage. Ils sont plus nombreux là-bas que n’importe où ailleurs.
Elle fronça les sourcils.
— Vous pensez que… qu’on l’aurait kidnappée et tuée à cause de… de son sang ?
— On étudie toutes les pistes.
Nicolas ne montra pas son excitation, mais il tenait l’une des clés. On s’en était pris à ces gens-là à cause de leur sang si spécial. Une nouvelle question s’imposa : si les autres disparus étaient de groupe Bombay, comment les vampyres avaient-ils pu être au courant de la rareté de leur sang, puisque le don était, pensait-il, anonyme ? Comment avaient-ils pu les identifier et les retrouver à travers toute la France ?
Le policier fit un rapprochement avec son propre métier : eux, les flics, disposaient d’un fichier des immatriculations. À partir de la plaque d’un véhicule, on retrouvait le propriétaire, où qu’il habite. Cela devait fonctionner de la même façon pour le sang. À partir d’un groupe sanguin, on devait pouvoir remonter aux différents donneurs.
Et les accès aux fichiers étaient forcément contrôlés, sécurisés.
Nicolas en avait désormais la conviction : l’un de ces salopards de buveurs de sang était infiltré dans le circuit du don, comme un virus bien caché dans les veines. Mais les virus laissaient toujours des traces derrière eux et, désormais, Nicolas savait où taper.
Une dernière question, histoire d’être efficace.
— Vous savez où Laëtitia donnait son sang ?
— À l’EFS Henri-Mondor, à Créteil, c’est moi qui l’y conduisais. C’est aussi là-bas qu’on trouve la seule banque de sang rare en France.
Elle leur apportait les réponses sur un plateau.
Les deux policiers la remercièrent et disparurent en coup de vent.
L’Établissement français du sang Île-de-France, au cœur du CHU Henri-Mondor, à Créteil, était l’un des cent trente-deux centres répartis sur tout le territoire, mais celui-ci avait la particularité d’abriter la BNSPR, la banque nationale de sang de phénotype rare.
À l’intérieur du bâtiment, certains défilaient devant un accueil pour remplir des fiches, d’autres disparaissaient dans des bureaux de médecins. Plus loin, on trouvait un centre de collation, histoire de se recharger en sucre après le don. Derrière une vitre, les donneurs allongés, une poire en plastique serrée dans le poing, étaient reliés à d’énormes machines qui brassaient les litres et les litres de composés sanguins. Des seniors qui voulaient sans doute se rendre utiles, mais Nicolas fut surpris par le nombre de jeunes adultes, casque sur les oreilles ou livre à la main. Il observa le va-et-vient des infirmières, des médecins, des laborantins… L’un des monstres qu’ils cherchaient se cachait peut-être parmi eux.
Читать дальше