— Mince. Une crise cardiaque… en juillet… OK, merci…
Sharko le vit soupirer en raccrochant, et ça lui réchauffa le cœur après sa nuit catastrophique. Maintenant qu’il savait pour la mort d’Anatole, peut-être Bellanger allait-il abandonner la piste ? Ne pas se rendre chez la tante de Lucie ?
Manien passa en coup de vent et, téléphone calé dans le cou, en pleine conversation, déposa un paquet de feuilles sur le bureau de Robillard. Il remarqua à peine la présence des trois flics. Sharko sentit son cœur partir dans les tours quand il vit son collègue musculeux s’emparer du dossier. Il se leva et lorgna en coin vers le paquet : « DPP du TGI de Bobigny », était-il inscrit en gros, au marqueur noir, sur la première feuille.
Il s’enferma dans les toilettes et frappa du poing devant lui.
Lorsqu’il revint au bureau, Nicolas avait enfilé son blouson et, bien sûr, feuilletait le dossier, debout devant le bureau de Robillard. Franck regagna sa place avec l’envie de lui loger une balle entre les deux yeux. À voir la façon dont Bellanger scrutait les pages, sourcils froncés, et orientait ses yeux vers lui sans bouger la tête, il comprit que tout pouvait voler en éclats sur-le-champ.
Nicolas referma le dossier du TGI, resta immobile et fixa Pascal.
— Tu t’amènes ? On va chez la famille d’accueil de Laëtitia Charlent…
Robillard, surpris par la requête — son collègue était plutôt du genre à faire cavalier seul sur ce genre de mission —, finit par acquiescer et se leva. Avant de s’engager dans le couloir, Bellanger prit le dossier sous le bras, accorda un regard blessant comme un chardon à Sharko, puis les deux hommes disparurent.
Nicolas attendit d’avoir remonté le boulevard Raspail et de s’être engagé sur l’A6b, direction Athis-Mons, avant de parler à Pascal de ce qui le taraudait depuis quelques minutes.
— T’es au courant que Ramirez souffrait d’autovampirisme en étant plus jeune ? Il buvait son propre sang.
— Hein ? Comment tu sais ça ?
— Comment je sais… C’est bien ça, la question, et je pensais que toi, tu savais.
— Absolument pas.
Nicolas hocha le menton vers l’enveloppe posée sur le tableau de bord.
— J’ai regardé le dossier, c’est écrit dedans. Pour tout te dire, il se passe un truc bizarre avec Sharko. Hier, il m’a parlé de cet autovampirisme, en me disant que l’information venait de toi ou de Lucie qui aurait lu ce dossier. Il avait l’air gêné. Comment il pouvait savoir puisque les documents ne sont arrivés qu’aujourd’hui ?
Robillard déballa une sucette à la fraise sans sucre et la fourra dans sa bouche.
— Il a peut-être vu ça, je ne sais pas… en fouillant chez Ramirez ?
— Toi, moi, on l’aurait su. Et puis, ça relève de la psychiatrie, c’est confidentiel, c’était il y a presque quinze ans. Non, non… Je crois qu’il m’a menti.
— Pourquoi il t’aurait menti ?
— J’en sais rien. Tu peux passer un coup de fil au TGI de Bobigny et voir si le dossier de procédure pénale n’a pas été sorti antérieurement ?
Robillard appela puis raccrocha.
— Le type des archives me rappelle dans l’après-midi. Faut pas trop les pousser, là-bas.
Nicolas n’arrivait à s’ôter de la tête qu’une pièce coinçait dans la machine : Sharko avait probablement, à un moment donné, été mis au courant de l’histoire de Ramirez, et ce avant leur enquête. Pascal pointa le doigt vers sa nuque.
— Au fait, t’as une marque un peu violacée, juste là. Une trace de seringue, on dirait.
Nicolas glissa ses doigts sur sa peau, ne sentit rien. Il tendit son portable à son collègue.
— Fais-moi une photo.
Surpris par la requête, Pascal s’exécuta néanmoins. Bellanger constata avec effroi la marque qui ne pouvait être une blessure involontaire : on l’avait piqué dans la nuque cette nuit, dans sa voiture, alors qu’il était aux trois quarts défoncé. Est-ce qu’on lui avait prélevé du sang ? Injecté une substance ? Le flic fut silencieux le reste du trajet, fébrile.
Les deux policiers arrivèrent à destination une demi-heure plus tard. Nicolas frappa à la porte et reprit un visage de circonstance.
Chrystelle Verger était un morceau de femme d’à peine un mètre cinquante, mais ce qui lui manquait en taille semblait s’être transformé en énergie. Elle parlait vite, allait, venait, rapportant gâteaux, thé, café. Nicolas devinait qu’elle souffrait de la disparition de Laëtitia — il suffisait de voir les dizaines de photos de la gamine qui ornaient les murs —, mais elle restait droite et digne, les accueillant du mieux qu’elle pouvait, avec les moyens du bord. Les deux policiers lui avaient demandé de leur parler de l’histoire de la jeune femme et de la manière dont elle était arrivée chez eux.
— Elle a été abandonnée dans sa prime jeunesse par une mère qui était une enfant de la Creuse.
— Une enfant de la Creuse ? demanda Nicolas en lâchant un sucre dans son café.
— L’un des nombreux épisodes horribles et méconnus de l’histoire de notre pays. Un scandale qui n’a vu le jour qu’aux alentours de 2005, par le biais d’associations qui ont décidé d’assigner l’État français devant le tribunal, rien que ça. Vous voulez que…
— Allez-y, expliquez-nous.
— Tout a commencé au début des années 1960, et l’épisode a duré jusqu’aux années 1980. Pendant plus de vingt ans, l’État français a fait venir en métropole, souvent de force, plus de mille six cents enfants réunionnais, afin de repeupler les départements victimes de l’exode rural, comme la Creuse, le Gers, la Lozère. Pour certains de nos bien-pensants, il s’agissait d’une simple « migration », dont le but était d’intégrer des mômes défavorisés dans un environnement meilleur, prometteur d’avenir. Allez dire ça aux victimes, parce qu’elles sont bien des victimes. Tout cela n’est ni plus ni moins que de la déportation.
Le mot assommait, mais Chrystelle Verger en connaissait le poids. Nicolas sentit le feu de haine qu’elle entretenait au fond de son ventre. D’un tiroir, elle sortit des clichés d’époque.
— Certes, nombre de ces enfants étaient orphelins et venaient de la DDASS, mais cela donnait-il le droit à des politiques de les arracher à leur île, à leur histoire, pour les planter dans des endroits paumés d’une terre qui n’était pas la leur ? Par la suite, faute de « matière première », on a commencé à enlever des enfants à leurs familles. On a enfumé de pauvres parents illettrés, à qui l’on faisait signer avec le pouce des papiers auxquels ils ne comprenaient rien. Documents signifiant purement et simplement qu’ils abandonnaient leurs gosses.
Elle tendit une photo en noir et blanc à Nicolas. On y voyait une 2 CV break grise, arrêtée au milieu d’un chemin. Des hommes qui en jaillissaient, visages menaçants. Des enfants qui fuyaient, grimpaient dans les palmiers ou disparaissaient dans les champs de canne à sucre. Nicolas passa les clichés à son collègue.
— Le malheur avait la forme de cette camionnette grise, expliqua Verger. Elle était la terreur de l’île, une sorte de monstre, de grand méchant loup bien connu de tous les habitants. Lorsqu’elle débarquait dans un village, on savait que c’était pour prendre des enfants. Des employés de la DDASS et des gardes champêtres en sortaient et procédaient à leur rafle. Quand les enfants disparaissaient dans la camionnette, c’était terminé. Plus personne ne les revoyait.
Les deux policiers étaient stupéfaits, frappés par cette impression que les événements les plus odieux de l’histoire se répétaient en permanence, sous des formes différentes certes, mais avec des fondations identiques. Chrystelle prit une photo récente de Laëtitia et la contempla, les yeux tristes.
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