— J’ai pris ces clichés le jour des tests. On a projeté des centaines de photos, émis différents bruitages, on lui a demandé d’appuyer sur les boutons en fonction de l’émotion ressentie. Vert pour agréable, rouge pour désagréable, blanc pour indifférent. Pendant plus de deux heures, on a mesuré ses rythmes respiratoire et cardiaque, la conductivité de sa peau, sa température corporelle, le volume de sang dans ses artères… Le verdict était sans appel : physiologiquement parlant, Carole n’avait plus aucune réaction par rapport à l’angoisse, la peur, même face aux situations de surprise stressantes. Comme si la peur, et uniquement elle, avait été gommée du catalogue de ses émotions.
Lucie se rappelait les propos de la veuve du plongeur, et l’absence de hausse du rythme cardiaque sur la montre. Exactement les mêmes symptômes. Elle rebondit là-dessus :
— Comment c’est possible ?
— Savez-vous ce qu’est la peur, pour un scientifique comme moi ? Un ensemble de manifestations physiologiques dues à la libération d’une hormone, l’adrénaline, suite à l’apparition d’un danger. Ces modifications physiologiques, comme la hausse instantanée du rythme cardiaque ou de la température, nous permettent de surréagir afin d’assurer notre survie. Si vous devez fuir, votre cœur est déjà prêt, vos muscles sont chauds. Quant à la notion de danger, elle a deux origines : ou elle provient d’un héritage génétique — on fuit le serpent parce que nos ancêtres l’ont fui, c’est, pour faire simple, gravé au fond de notre ADN —, ou d’un apprentissage — conduire à gauche en France est dangereux.
Il souleva le cerveau en plastique, l’ouvrit comme un fruit coupé en deux et désigna deux petites zones en forme d’amande.
— Si Carole n’avait plus aucune de ces notions, alors c’était que le problème venait de ces zones… On sait depuis quelques années que les circuits neuronaux de la peur se situent surtout dans une région du cerveau nommée complexe amygdalien, situé lui-même dans la région antéro-médiale du lobe temporal. C’est ardu mais, pour faire simple, on va dire que les amygdales cérébrales — et plus particulièrement la partie médiane du noyau central — sont les décideuses finales de la réaction de peur : une fois stimulées, elles engendrent la réponse comportementale de l’organisme face à un danger, via la sécrétion d’adrénaline. Et si l’organisme de Carole ne sécrète plus d’adrénaline…
— … c’est qu’il a un problème au niveau de… de ces noyaux centraux.
— Exactement.
De sa pochette, il sortit des imageries de scans RX cérébraux, ces grands clichés translucides en noir et blanc, où l’on distinguait différentes coupes de l’organe. Il en plaça deux côte à côte à plat devant lui, et pointa les zones minuscules des amygdales.
— …Ces scanners cérébraux ont été réalisés à deux époques différentes. Le premier lorsque Carole Mourtier a reçu la tuile sur la tête, le 8 mars 2013. Un scanner tout ce qu’il y a de plus normal. Le second, il y a moins de quinze jours. Ce n’est pas évident à voir, il faut savoir où chercher, mais sur ce dernier, les noyaux centraux sont moins sombres, comme s’il y avait une perte de matière manifeste exclusivement dans cette partie.
Lucie se remémora soudain les propos de Paul Chénaix : le cerveau de Ramirez semblait lui aussi touché par quelque chose . S’agissait-il de la même région cérébrale ? Du même genre de pathologie ? Cela signifiait-il que Ramirez n’éprouvait plus la peur, lui non plus ? Elle se souvenait à la perfection de son visage quand il s’était jeté sur elle. La hargne dans ses yeux, l’agressivité, mais surtout pas la peur…
— Vos déductions ?
— Le neurochirurgien qui va s’occuper d’elle a pensé à une pathologie d’origine génétique rare, la maladie de Urbach-Wiethe. Elle provoque ce type de symptômes dans le complexe amygdalien, mais elle s’accompagne toujours de manifestations dermatologiques, un épaississement de la peau et des muqueuses. Or, ce n’est pas le cas pour Carole Mourtier. Peut-être une variante ? Ou une inflammation de cette partie du cerveau ? Mais, avec ce que vous me racontez aujourd’hui, ces autres cas déclenchés suite à des accidents… ce n’est a priori pas possible.
— Est-ce que… ça pourrait être un virus ? demanda Sharko. Une bactérie ? Une saleté qu’on attraperait dans la nature et qui s’en prendrait au cerveau ?
Le scientifique réfléchit et serra les lèvres.
— On ne peut pas exclure cette hypothèse. Je ne suis pas un spécialiste, mais je sais qu’il existe aussi aujourd’hui des maladies bien référencées qui s’attaquent au système nerveux central et à des zones très localisées, les encéphalites, notamment. Mais, sans ouvrir le crâne de Carole Mourtier ni faire des prélèvements, c’est difficile d’en dire plus. Les amygdales sont localisées en profondeur dans le cerveau, c’est une opération délicate.
— Quand doit-elle se faire opérer ?
— Dans trois semaines. On devrait en savoir plus à ce moment-là. Mais j’insiste : je peux essayer de vous aider, et aider Carole si vous me livrez davantage d’informations. Si ce que vous dites est vrai, si plusieurs personnes ont déclenché ce genre de symptômes, un point commun existe forcément. Un lieu qu’ils ont fréquenté, un aliment qu’ils ont ingéré, un médicament, puisqu’on parle d’accident… Peut-être même qu’il y a un rapport avec ces comportements au Mexique dans les années 1980. Donnez-moi ces noms.
Lucie et Franck en convinrent d’un simple regard : Jérémy Garitte pouvait être un allié important. Il avait des connexions dans le milieu médical, sans doute la possibilité d’accéder aux dossiers des personnes atteintes. Et les flics savaient qu’il se lancerait dans la quête avec toute son énergie : il tenait peut-être là la découverte de sa vie. Franck se leva.
— Très bien. Je vous transmets cela une fois au bureau. Dès que j’aurai reçu le fichier de l’émission de Malmaison.
Sharko lui tendit la main avec un sourire.
— « L’invasion commence »… Bon Dieu, c’était une sacrée bonne émission !
Nicolas et Pascal se garèrent à quelques pâtés de maisons de leur destination, aux abords de Rungis. Robillard raccrocha le téléphone en claquant sa portière.
— C’était l’archiviste du TGI. T’avais raison, le dossier de procédure pénale est déjà sorti en juillet dernier, mais pas pour le 36. Le demandeur était un certain lieutenant Simon Cordual, du commissariat d’Athis-Mons.
— Simon Cordual ? J’ai vu son nom dans le dossier de l’OCDIP. Ce n’est pas lui qui a aidé l’autre flic, cet Anatole Caudron, à faire des recherches dans le STIC au sujet de Ramirez ?
— Je n’ai pas encore lu le rapport.
— Si, si, son nom me revient. En juillet, tu dis… Caudron avait branché l’OCDIP sur Ramirez en mai… Il aurait donc dû, en théorie, arrêter ses recherches et profiter de sa retraite paisiblement. Ça veut dire que lui et son collègue ont continué à mener une enquête parallèle de leur côté, sans rien dire à personne. Très intéressant.
Et Sharko, au milieu de tout ça ? Comment pouvait-il être au courant ? Nicolas sentait le nœud à dénouer de ce côté-là, mais il laissa ses interrogations dans un coin de sa tête pour le moment, parce qu’ils arrivaient devant l’habitation.
Face à eux, une maison de cité au crépi sale, aux vitres tapissées d’un film de poussière. Lorsqu’ils s’engagèrent dans l’allée pavée d’autobloquants, ils remarquèrent le gros bonhomme en train de déposer des caisses de verre — surtout des bouteilles d’alcool. Cheveux gras, vieux bermuda beige, tee-shirt aussi chiffonné que du papier aluminium, sandales aux pieds. Il lorgna vers eux, se figea, avant de marcher d’un bon pas vers sa porte d’entrée laissée ouverte.
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