Franck se retourna et ils s’étreignirent longtemps, sans un mot. Juste des regards tendres, des larmes mêlées aux sourires complices. Ils s’étaient connus dans la douleur, la mort, comme d’autres se rencontrent dans la légèreté. Et les journées noires qu’ils traversaient en ce moment n’étaient que la combustion d’un amour bâti sur le négatif du bonheur. Il lui avait avoué l’inavouable et pourtant, cette nuit-là, elle l’aima comme elle ne l’avait jamais aimé.
Quand les enfants furent couchés, le chien enfermé dans la cuisine, ils se perdirent dans les draps, leurs corps brûlants enlacés jusqu’à l’épuisement. Ces confessions avaient été comme une libération, un éclair dans la nuit qui, certes, n’ôtait rien à leur culpabilité — elle était comme une toile d’araignée accrochée au fond de leur tête —, mais qui l’anesthésiait. À la lueur d’une veilleuse, Lucie reprenait son souffle et Franck le buvait, son verre de whisky, assis à même la moquette, le dos arrondi. Il écoutait les plaintes du jeune chien qui allait devoir se faire à sa nouvelle vie.
— Faut qu’on lui trouve un nom, à ce chien.
— Janus… Appelons-le Janus.
La réponse était sortie comme une évidence de la bouche de Lucie. Janus, le dieu romain des commencements et des fins. L’être aux deux visages opposés, l’un tourné vers le passé, et l’autre vers le futur.
Sharko approuva.
— C’est bien, Janus. Oui, j’aime bien.
Il resta ainsi un long moment, sans bouger, à observer son glaçon fondre dans le verre. Lucie se faufila dans sa nuisette et vint s’asseoir à ses côtés. Elle lui prit le verre des mains et le porta à ses lèvres.
— Merci, mon amour… de ta confiance.
— Ça va être dur de te plaquer avec tout ce que tu sais à présent. En cas de divorce, t’auras un paquet d’arguments contre moi.
— Tu ne seras pas en reste non plus.
Ils échangèrent un sourire. Lucie but une nouvelle gorgée.
— Jusqu’à présent, on n’a eu que de la malchance contre nous. La douille perdue, la présence de cette femme, cette histoire de poudre… Les choses vont forcément changer en mieux. Je vais être plus forte, je te promets.
— Je sais, Lucie. Il y a deux derniers petits trucs que tu vas devoir ajouter à ta liste. Le premier, c’est que Nicolas sait que le tueur de Ramirez est entré chez lui avec une clé, mais ça n’implique pas grand-chose dans ses déductions. Et le second, et ça, c’est beaucoup plus grave : ta sonnerie de portable. Mayeur l’a entendue.
— Mon Dieu.
— Mais elle ne l’a pas reconnue, elle ne se souvient même plus de l’air. On peut sans doute placer ça du côté « chance », dans la balance. Changer de sonnerie attirerait l’attention. Alors, à partir de maintenant, tu mets ton téléphone sur vibreur.
Il lui caressa le visage.
— On a affronté le plus dur. On n’a plus qu’à maintenir le cap. Treize personnes ont versé des larmes de douleur dans des éprouvettes, et on ne pourra pas empêcher Nicolas et les autres d’avancer. Alors, autant se ranger de leur côté et essayer de comprendre qui était ce type. Plus on s’enfoncera dans l’histoire de Ramirez, plus on s’éloignera de la nôtre. Nicolas et Manien vont interroger Mayeur toute la nuit, on en saura plus demain. Je vais partir au petit matin, tu me rejoindras une fois qu’on l’aura libérée, vers 11 heures. Après tout, on sera samedi.
Ils finirent le verre à deux, puis se couchèrent et éteignirent la lumière. Il était presque 2 heures.
— Franck ?
— Hum…
— Cette musique, elle va bien finir par lui revenir.
Franck grimaça dans le noir. Il y avait pensé, évidemment. Pour une fois, il n’avait pas encore la parade et espérait que la nuit lui porterait conseil.
Nicolas avait l’air de revenir d’une guerre des tranchées lorsque Franck le retrouva à la machine à café, tôt le lendemain matin. Chemise en vrac, tignasse grasse et des cernes à faire pâlir de honte Al Pacino dans Insomnia . Il déchira l’emballage d’une capsule, l’inséra dans la machine et déposa de la monnaie dans une coupelle.
— Mayeur est dans sa cage, elle dort un peu. Manien a bien pressé le jus. C’est un con fini, mais il faut avouer qu’il sait y faire quand il s’agit de pousser les gens à bout.
Au ton de Nicolas, Sharko devinait que l’orage entre les deux hommes avait éclaté.
— On ne tirera plus rien d’elle pour le moment, et il n’y a aucune raison de maintenir la GAV au-delà de vingt-quatre heures. Les propos de cette gamine sont en accord avec les éléments en notre possession. On a pu joindre le type qui l’a ramassée au bord de la route, cette fameuse nuit, et il a confirmé sa version. La nuit du 20, elle était à moitié débraillée et elle sortait des bois, le pied et le poignet en sang, dans un état de panique manifeste. Elle a refusé qu’il appelle la police et lui a juste demandé qu’il la raccompagne chez elle. Un tas d’éléments nous font penser qu’elle dit vrai et qu’elle n’a pas tué Ramirez.
— On en vient donc à la fameuse Pébacasi. Du neuf sur elle ?
— Non. Mayeur sait que dalle. Juste cette sonnerie de téléphone dont elle est incapable de nous fredonner la moindre note, de sa douce et jolie voix. Ça va forcément lui revenir, je lui ai filé ma carte et demandé de m’appeler dès qu’elle s’en souviendra. C’est une question de temps.
— Et la perquise ?
— Rien de fracassant. Profil de la jeune femme paumée en rupture totale avec ses parents, qui se perd sur des sites satanistes, écoute Marilyn Manson, a des armoires pleines à craquer de fringues bizarres et collectionne les bouquins de médecine, sur les dissections notamment. Un certain goût pour le sanglant, ce qu’elle ne nie pas. Mais ça n’en fait pas une coupable.
Nicolas sortit son paquet de cigarettes. Vide. Il le froissa et le balança à la poubelle comme on marque un panier.
— On a jeté un œil à son téléphone portable, rien de vraiment suspect. Sinon, Ramirez et Mayeur se sont connus il y a environ un an et demi, dans une boîte SM parisienne, le B&D Bar, dans le 1 er. Mayeur, la petite chose fragile, aime recevoir des fessées sévères, si tu vois ce que je veux dire. Ils débutent une relation sadomaso, et c’est progressivement que Ramirez la convertit au satanisme. Rejet de la société, incitation à la haine, fréquentation de cimetières, on baise sur des tombes ou dans des catacombes et on emmerde le Seigneur. Après quelques mois, il l’initie à la déformation du corps, aux scarifications notamment, qui sont censées accentuer la rupture et marquer la métamorphose. Il lui parlait souvent de ça, la « métamorphose ». Et même des métamorphoses. Selon elle, ça l’obsédait. Leurs rapports allaient chaque fois un peu plus loin. Les chats, les sacrifices, la souffrance consentie qui s’accroît durant les rapports sexuels, surtout lorsqu’elle était en période de règles. Comme si Ramirez l’entraînait doucement dans l’obscurité.
Sharko voyait. Le principe des sectes, de l’endoctrinement, de l’emprise infernale sur des cerveaux manipulés. Il pensa à la fresque dessinée derrière la tapisserie, avec ces diables propulsant les individus dans les griffes du gourou.
— Et sur les fréquentations de Ramirez ?
— Rien. Elle n’a jamais croisé l’un de ses amis ni la moindre connaissance, Ramirez avait verrouillé cette partie de sa vie. Son téléphone ne sonnait presque jamais et elle confirme qu’il n’avait pas d’ordinateur. Pourtant, les satanistes fonctionnent par groupuscules, par clans, mais là-dessus et sur ce Pray Mev, on est complètement secs. Comme si Ramirez était ultraméfiant et se protégeait. Ou alors, il protégeait ses contacts. Mayeur nous a quand même lâché un truc anodin mais qui me semble intéressant : il l’emmenait toujours chez le même tatoueur/scarificateur, du côté de la porte de Clignancourt.
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