Elle resta figée, les yeux dans le vide, puis porta les mains à ses tempes. Le cœur de Sharko pompait si fort qu’il gonflait sa carotide. Et cette sueur, qui imbibait ses sourcils.
— J’ai réussi à récupérer la clé des menottes. Et je me suis tirée par la fenêtre avec les fringues dans les bras, j’ai même perdu une godasse. J’ai couru à travers les bois, longtemps. Puis… Puis j’ai rejoint la route et un automobiliste m’a ramenée chez moi. J’avais le pied et le poignet en sang… Ce type, j’ai encore sa carte, il m’a dit que je pouvais l’appeler en cas de besoin. La carte est dans mon appartement, vous pourrez vérifier. Je vous mens pas.
Elle fixa le sol, les deux mains sur le front, et garda le silence.
— Combien de coups de feu t’as entendus ? demanda Nicolas.
— Un… Un seul.
Le premier tir, le Pébacasi , songea le flic. Celui dont il cherchait désespérément l’impact.
— Tu sais d’où il provenait ? Salon ? Cuisine ? Cave ?
— Je… Je sais pas… J’avais jamais entendu de coup de feu de ma vie.
— À ton avis, qui a tiré ? La femme ou lui ?
— Elle. Pour la simple et bonne raison que Julien n’est jamais remonté dans la chambre. Moi, j’étais tétanisée, j’avais peur de bouger et de faire du bruit. J’ai dû mettre cinq ou dix minutes pour tirer le lit sans que ça grince, récupérer la clé et me défaire de ces fichues menottes.
— Cette femme, comment elle est entrée ?
— C’est ça que je comprends pas. Julien, il était plutôt du genre parano, il fermait toujours à double tour. J’ai pas entendu de bris de vitre. Cette femme, elle avait forcément la clé.
— Tu l’as vue ? Entendue ?
Elle secoua la tête.
— Non.
Sharko ne montra pas son soulagement et poursuivit le feu roulant de ses questions.
— Et qu’est-ce qu’elle a fait ensuite ?
— Je peux pas vous dire… Je crois pas qu’elle soit ressortie. Le dernier truc que j’ai entendu avant de me tirer, c’est une sonnerie de téléphone. Je me souviens de l’heure exacte, parce que j’avais le radio-réveil sous le nez : il était 22 h 57. Et cette sonnerie, c’était pas celle du portable de Julien.
Wagner, La Chevauchée des Walkyries , avait forcément résonné plein pot dans la maison de Ramirez. Tous les flics de l’étage connaissaient la sonnerie du portable de Lucie. Sharko se redressa dans une grimace et fixa Nicolas.
— J’ai une crampe.
Il ne mentait pas, son mollet lui brûlait, mais la douleur physique n’existait pas par rapport à ce qu’il ressentait à ce moment-là. Ça pouvait être la fin de son histoire, ici, maintenant. Celle de Lucie, de ses enfants. Il suffisait qu’elle évoque Wagner.
— Tu sues beaucoup, si tu te sens mal, tu peux sortir, proposa Nicolas.
Sharko alla s’asseoir sur le bord du bureau en boitillant, avec la sensation que son corps menaçait de tomber en morceaux. Il s’essuya le front avec la manche de sa chemise.
— Ça va passer.
Bellanger prit sa place devant la jeune femme.
— Une sonnerie, tu dis. Laquelle ?
— Je serais bien incapable de la citer exactement. Je me souviens de m’être dit que je l’avais déjà entendue quelque part, peut-être à la radio ou à la télé… en matant un film. Mais… c’est tout ce que je me rappelle, je n’ai même plus l’air en tête. Ça va peut-être me revenir.
Apocalypse Now , songea Sharko si fort qu’il eut l’impression que le monde entier pouvait l’entendre. Jamais le film n’avait aussi bien porté son nom. Cette crétine inculte ne savait plus, et sa mémoire défaillante venait de lui sauver temporairement la vie.
— Pourquoi t’as pas prévenu la police ?
— J’ai eu peur ! Peur des flics, peur qu’elle me retrouve et qu’elle me tue moi aussi ! Julien, je le connaissais pas vraiment, je savais pas dans quoi il trempait. On… On baisait de temps en temps, c’est tout.
— Tu baisais de temps en temps… Pour les chats enterrés, ceux-là mêmes que t’allais chercher à la SPA, t’étais peut-être pas au courant non plus ?
Silence, lèvres verrouillées. Elle renifla et frotta son nez du dos de la main sans répondre.
— Qui nous dit que tout ce que tu racontes est vrai ? Et si la femme, c’était toi ? Et si c’était toi qui l’avais descendu, et que t’avais tout mis en scène pour te disculper ?
— Jamais j’aurais fait une chose pareille. Jamais.
Nicolas lui plaqua les photos de la victime du château d’eau devant les yeux.
— Qui est-ce ?
Elle observa les clichés avec effroi. Des larmes coulaient sur ses joues.
— Je… Je sais pas…
Cette fois, elle se mit à pleurer franchement et, dès lors, les policiers ne parvinrent plus à lui arracher un mot. Nicolas lui apporta un verre d’eau, essayant de la sonder pour voir si elle ne simulait pas. Ils croisaient souvent d’excellents menteurs qu’il fallait un peu bousculer . Elle but par petites lampées, entre deux sanglots. Il fallut un bon quart d’heure pour qu’elle cesse de hoqueter. Le capitaine de police alla s’installer dans le fauteuil, de l’autre côté du bureau, tandis que Franck retrouvait sa position debout. Avec cette histoire de sonnerie, il venait de traverser l’un des pires moments de sa vie. Il laissa Nicolas mener l’interrogatoire.
— On ne veut pas te faire du mal, ce n’est pas le but. Ce qu’on cherche, c’est juste la vérité. Tu as tué Julien Ramirez ?
— Non !
— Revenons à ce meurtre dans le château d’eau… Pourquoi les tortures ? Pourquoi le type avec qui tu couchais a vidé cet homme de son sang dans ce lieu sordide ?
— Je sais pas, j’arrive pas à y croire… Tout ça, j’étais pas au courant. Julien, je le voyais que de temps en temps. Je sais bien, il y avait le truc avec les chats. Mais… c’est lui qui voulait que je les récupère à la SPA.
— Les sangsues, à quoi ça sert ?
Haussement d’épaules.
— Je sais pas…
D’un geste violent, Nicolas balaya un tas de paperasse sur le bureau de son chef. Les feuilles volèrent dans tous les sens.
— Tu sais jamais rien ! Je te garantis que tu vas arrêter de te foutre de notre gueule !
Nicolas pencha d’un coup sec la chaise de Mayeur et manqua de la faire tomber. Sharko posa une main sur le poignet de son collègue, il allait trop loin. Ils se dressaient comme deux cobras face à face. Bellanger se défit de l’étreinte et retourna devant la suspecte.
— Je répète : à quoi servent ces saletés de sangsues ?
Mayeur baissa les yeux.
— Je sais pas, je vous mens pas. Un jour, je suis descendue à la cave, même si Julien voulait pas que je vienne sans qu’il demande. J’entendais un chat miauler comme un bébé. Julien, je l’ai vu, il était en train de… de récolter quelque chose sur les sangsues qu’il décrochait du chat. Une espèce de liquide. C’était pas du sang. De la bave peut-être, j’en sais rien. Il enfermait ça dans des petits bocaux.
Nicolas ne daigna pas regarder Sharko, il resta concentré sur sa proie. Elle soupira.
— L’état de ce chat, vous auriez vu… Julien, il aimait bien faire souffrir. Quand… quand les chats étaient au bout du rouleau et n’avaient plus que la peau sur les os, il me faisait venir, il allumait des bougies partout, dans les escaliers, au sol. On… On les tuait, on… On invoquait le diable… On baisait avec les tripes autour de nous. Merde, je peux pas vous raconter tout ça. C’est trop personnel et…
Elle ne termina pas sa phrase. Posture de repli, dos en carapace de tortue, le silence. De nouveau, les pleurs. Nicolas lui redressa le visage d’une main sous le menton.
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