— « Pray Mev », ça te cause ?
— C’est le tatouage à son pied. Mais je sais pas ce que ça veut dire. Il a jamais voulu m’en parler.
Difficile de s’assurer de sa sincérité. Il lui montra d’autres photos, lui parla des éprouvettes, des larmes, du tableau, des treize victimes potentielles, de plusieurs « diables ». À qui appartenaient ces visages ? S’agissait-il de personnes disparues ? Elle continua à nier, à se recroqueviller. On lui demanda de montrer la plante de ses pieds.
Nicolas poussa les dossiers sur le côté d’un geste maîtrisé.
— Nous, on a tout notre temps. On va tout éplucher sur toi, on te connaîtra mieux que tu te connais toi-même. Et on finira par découvrir la vérité. Alors, autant que tu coopères. Plus vite ça ira, mieux ce sera pour toi comme pour nous.
Les questions se multiplièrent, de plus en plus pressantes, et vint le moment où elle se débattit en hurlant. Elle tremblait tant que les flics préférèrent relâcher la bride avant qu’elle sombre dans une crise de nerfs et se retrouve à l’hôpital. Nicolas stoppa l’enregistrement.
— Ça va, ça va. Bois un coup, respire. On va te ficher un peu la paix, d’accord ?
Dans le couloir, il garda un œil sur elle par la porte entrouverte.
— Qu’est-ce que t’en penses ?
— Ça ne va pas être simple, répliqua Sharko. Je n’ai pas l’impression qu’elle soit au courant des activités de Ramirez. Regarde-la. C’est qu’une gamine paumée sous emprise, comme la plupart des jeunes qui se retrouvent dans des cercles pour invoquer leurs conneries. Ramirez a dû profiter de ça, il l’a ramassée comme on ramasse un chat errant.
— Et sur sa culpabilité potentielle ?
— Ce n’est pas elle.
Sharko alla se chercher un verre d’eau à la bonbonne, la chemise trempée. Il jeta un œil à l’open space. Dieu merci, Lucie était rentrée chez eux. Il imaginait sa compagne, seule dans leur maison, en train de se morfondre. Il se demanda comment il allait lui annoncer le coup de la sonnerie de portable. Il retourna auprès de Nicolas et le sonda :
— Cette histoire de femme tueuse surgie au milieu de la nuit, qu’est-ce que t’en penses ?
— C’est très cohérent, et j’ai l’impression que ça éclaire un peu ce que le balisticien nous a raconté. Cette nuit-là, Ramirez, en plein acte sexuel, entend du bruit dans sa baraque, il descend avec son HK P30 mais il se fait buter par une autre arme. C’est le premier coup de feu. La balle Pébacasi appartenant à la femme lui traverse la gorge. Ramirez, raide mort. L’intruse positionne le corps au fond de la cave et vise Ramirez une seconde fois, mais en utilisant l’arme de ce dernier, le P30, pour masquer le premier tir. C’est la balle Tizicu. Puis vient la petite mise en scène avec les sangsues.
— Pourquoi un second tir ?
— J’en sais rien. Comme disait Lucie, pour faire croire à un meurtre sadique qui se serait déroulé intégralement à la cave ? Peut-être que cette femme est une « amie », une relation de Ramirez qui veut déguiser la mort et noyer le poisson ? Quelqu’un d’assez proche pour être en possession de sa clé d’entrée ? Bref, toujours est-il qu’en agissant ainsi, en utilisant l’arme de Ramirez, cette femme établit un lien involontaire avec la victime du château d’eau…
Sharko écoutait sans rien dire. Il détestait le voir réfléchir de cette façon, s’acharner…
— En tout cas, deux choses sont certaines, poursuivit Bellanger. La première : il doit forcément y avoir un autre impact dans la maison, qui correspond au tir avec l’arme de la femme. Demain, je demande qu’on renvoie des gardiens de la paix là-bas pour tout scruter à la loupe.
— C’est une perte de temps et d’énergie, Manien risque de bloquer. On a besoin de tous les hommes ici et…
— D’une, ce n’est pas Manien qui a le nez dans le cambouis, je me fous de ce qu’il pense. J’enverrai des hommes là-bas, point barre. Et de deux, la tueuse est quelqu’un qui s’y connaît suffisamment pour tenter de nous tromper, nous et les techniciens. On a affaire à une maligne. Mais ceux qui se croient plus malins que nous se plantent tôt ou tard, on finit par les coincer. C’est pas toi qui dis toujours ça ?
— Si, si…
Nicolas hocha le menton vers le bureau.
— Va aussi falloir la faire cracher. Où, comment a-t-elle connu Ramirez ? Les fréquentations, les trucs sataniques, le rapport au sang de Ramirez, tout. Pour le moment, elle est notre seul point d’entrée dans le monde complètement verrouillé de ce taré.
Nicolas jeta un œil à sa montre.
— L’autre va bientôt revenir de Dijon. Il tient à lui presser le jus. Je vais rester à ses côtés.
— Parfait. En ce qui me concerne, je dois faire un détour par la SPA avant que ça ferme. J’ai un chien à aller chercher.
Nicolas écarquilla les yeux.
— Un chien ? Celui qui a foutu en l’air ta chemise ? En ce moment ?
— Pourquoi, il y a un moment pour adopter un chien ?
— Non, mais…
— Ça fait longtemps que j’y pense. Ça fera plaisir aux mômes. Tu vas pouvoir te passer de moi cette nuit ? Avec le gamin qui a de la fièvre… Je me pointerai demain matin, à la première heure.
Nicolas planta une cigarette entre ses lèvres.
— Va falloir rebaptiser Jack. Je pensais à Pébacasi. Ça sonne féminin. Qu’est-ce que t’en penses ?
Franck lui tourna le dos et leva la main.
— Appelle-la comme tu veux. L’essentiel, c’est qu’on l’attrape.
— Franck ?
— Quoi ?
Nicolas serrait la poignée de porte du bureau de Manien.
— Ta réaction, tout à l’heure, je n’ai pas aimé. N’essaie plus jamais de m’empêcher de faire ce que j’ai à faire. Je sais mener un interrogatoire, et il n’y a pas si longtemps que ça, j’étais encore ton chef.
— Et encore avant, c’était moi, ton chef. Et n’oublie pas que t’es que numéro 2 du groupe.
Bellanger haussa les épaules.
— On s’en tape, de ces numéros.
— Peut-être, mais reste à ta place, ne la ramène pas, et un conseil : va ranger le bordel que t’as foutu dans le bureau de Manien si tu ne veux pas qu’il te vire pour de bon.
Lucie se tenait prostrée sur le canapé, les genoux sous le menton, lorsque Franck rentra aux alentours de 20 heures. Jules et Adrien, pas encore en pyjama, leur caisse de jouets renversée dans le salon, s’en donnaient à cœur joie devant l’indifférence de leur mère. Ils se figèrent lorsqu’une tornade à poils roux et blancs fonça dans leur direction et les renifla de haut en bas, avant de marquer son territoire au beau milieu du carrelage d’un jet d’urine. Franck se précipita pour nettoyer, devant les yeux hagards de Lucie.
— C’est normal au début. Il n’a que trois mois, il n’a jamais connu de foyer. Il va falloir lui apprendre la propreté. Mais l’employée de la SPA m’a dit que les épagneuls apprenaient vite. Et ils adorent les enfants.
Lucie se décrocha de son canapé, les mains plaquées sur le front.
— Mon Dieu, Franck, mais t’as pété un plomb ?
— Mais qu’est-ce que vous avez tous, avec ce chien ? Je ne pouvais pas le laisser en cage. Il est venu vers moi, c’était comme une évidence entre nous. Regarde.
Il montra les deux taches sur sa chemise. Fous de joie, les jumeaux poussaient de petits cris aigus et poursuivaient l’animal, qui explorait avec fougue tous les recoins de son nouveau foyer. Lucie secouait la tête.
— Non, non. Un chien, tu te rends compte ? On en prend pour dix ans minimum.
— Ce sera mieux que dix ans de taule.
Franck attrapa Lucie par le poignet et l’entraîna vers le canapé. Il s’assit à ses côtés.
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