Magic Tatoo se résumait à une façade noire entre deux immeubles, pas loin du croisement entre les rues Paul-Bert et Jules-Vallès, à Saint-Ouen. Une poignée de bijoux en vitrine, des photos de tatouages plutôt sombres et torturés. Plus loin s’affichaient trois mots, les uns sous les autres : « Piercing, tatouages, scarifications ».
9 h 33. La boutique venait à peine d’ouvrir.
Sharko poussa la porte. Une sonnerie aux faux airs de thrash metal leur agressa les tympans. L’intérieur ressemblait à une espèce de saloon pour bikers en Harley. Cadres avec des têtes de mort, crânes d’animaux à cornes, cartes à jouer géantes, avec des têtes de bouc à la place des visages. Derrière le comptoir se côtoyaient des modèles de tatouages réalisés sur des corps pris sous tous les angles. Robillard désigna une feuille scotchée, écriture manuscrite.
— « Pour la pose de crocs, contactez le patron. » Ils se mettent des crocs, maintenant, pire que des clébards. Mais où on va, là ? Où on va ?
En parlant du patron… Florent Layani, c’était son nom, asperge aux longs cheveux noirs, tatoué jusqu’à la base du cou, traînait le pied depuis l’arrière-boutique. L’air las — une vraie gueule de lendemain de fête —, il leur adressa un pâle bonjour et se cala derrière son comptoir.
— Y veulent quoi, les messieurs ?
De gros plombs pendaient aux lobes de ses oreilles, qui ressemblaient de ce fait à des tartines de pain déformées. Layani avait scanné Sharko et vite compris que l’homme en costume-cravate ne venait certainement pas se faire tatouer une Vierge sur le sexe. Peut-être pour l’autre musclé, derrière ? Franck la joua plutôt mystère.
— Niveau croix religieuse, qu’est-ce que vous proposez ?
Le propriétaire des lieux hésita, surpris par cette requête si matinale, sortit un album d’un casier et le poussa devant lui.
— C’est comme entrer dans un pub écossais et demander ce qu’ils ont comme whisky. Le tatouage croix est l’un des plus répandus, il y a tout ce que vous voulez. Catholique bien sûr, celtique, tribale, gothique, égyptienne.
Le flic feuilleta en vitesse les différents types de tatouages proposés, avec cette apparente nonchalance des grands fauves.
— Et niveau satanique ? Je ne vois rien.
Layani le fixa soudain avec une méfiance de vieux renard. Il prit l’album et le retourna simplement.
— Voilà.
— Le monsieur fait dans l’humour, releva Robillard.
Sharko ne se priva pas d’un sourire mais décida de changer de braquet. Il posa sa carte sur le comptoir, ainsi qu’une photo.
— On te laisse jeter un œil. Après, on discute.
Le tutoiement s’imposait. Le tatoueur prit la photo de Ramirez en pose devant sa moto et la lorgna. Sa bouche était fine et immobile, ridicule trait rose sur un visage tout en arêtes. Néanmoins, un spasme presque invisible agita sa lèvre supérieure. Il repoussa la photo vers le flic. Robillard faisait le tour du propriétaire, intéressé par les tatouages.
— Je devrais peut-être me faire une pin-up, un jour, sur le biceps. T’en penses quoi ?
— Pas bon. Un jour, t’auras moins de muscles, et elle se transformera en Mère Denis.
— Qu’est-ce que vous voulez, bon sang ?
— Parle-nous de lui.
Florent Layani plaqua ses deux mains à plat sur le comptoir, pitbull en position d’attaque.
— J’ai rien à dire sur lui. Un client comme un autre.
Sharko balança cette fois une autre photo de Ramirez, en version cadavre mutilé. Le chevelu mal réveillé grimaça à la vue des sangsues au bord des plaies.
— Comme tu vois, il n’est pas vraiment un client comme les autres.
D’abord figé, Layani finit par secouer la tête.
— Il est bien mort, ouais, on peut pas le nier. Mais ça me concerne pas, j’ai rien à vous dire. Ce type, je le connais pas.
Robillard resta en retrait, conscient que Sharko n’était pas d’humeur. Le spectacle allait en valoir la chandelle, surtout que la grosse veine commençait à apparaître au milieu du front de son collègue.
— Tu lui as percé le gland avec une tige qui finit en tête de bouc, scarifié le dos avec trois mots, Blood, Death, Evil , et tatoué une croix religieuse inversée sous le pied gauche pour que, tous les jours, il emmerde Dieu…
Franck dévisagea le tatoueur.
— Tu me dis encore une fois non, et on te traîne jusqu’au 36 en te tirant par les gros plombs de canne à pêche qui pendent à tes oreilles.
Layani comprit que son interlocuteur ne plaisantait pas, se précipita vers l’entrée de sa boutique et retourna la pancarte « FERMÉ ». Il revint d’un bon pas et plaqua la carte tricolore sur le torse du policier.
— Remballez ça. Vous n’auriez pas dû venir ici, bordel ! Je veux surtout pas de pépins avec ces gars-là.
Ces gars-là… Sharko sentit la vibration au fond de son ventre. Trois certitudes : d’une, ce croque-mort avait bien fait les scarifications et le tatouage de la croix inversée à Ramirez. De deux, Ramirez n’agissait pas seul, un ou plusieurs autres diables œuvraient à ses côtés. Et de trois, le gaillard mourait de frousse. Robillard s’approcha.
— Accouche.
— Je sais rien d’eux, d’accord ? Ni qui ils sont ni comment ils s’appellent. Il y a ce type de la photo, là…
— Ramirez.
— Si vous voulez. Il venait, lui ou un autre gus, mais ils débarquaient jamais en même temps. Ils étaient toujours accompagnés par d’autres mecs : des nouveaux chaque fois, à tatouer ou à scarifier selon le même rituel.
— Tu veux dire que les deux hommes, Ramirez et un autre, jouaient les accompagnateurs ?
— Accompagnateurs, ouais, on peut dire ça. Mais ça avait rien à voir avec des airs de colo de vacances.
— Et le rituel, en quoi il consistait ?
— Pour les petits nouveaux, ça commençait toujours par les scarifications dans le dos. Blood, Death, Evil. Même endroit, même ordre, chaque fois, c’était très précis. Puis l’accompagnateur et le nouveau revenaient trois ou quatre semaines plus tard pour la perforation du sexe avec l’ ampallang . Et, après plusieurs semaines, une croix inversée au pied gauche, marquée du terme « Pray Mev ». C’était la dernière étape. Après ça, le nouveau, je le revoyais plus.
Le flic songea à des cercles initiatiques. Pour obtenir la croix sous le pied et faire définitivement partie du clan Pray Mev, il fallait franchir des étapes qui prenaient du temps. Un moyen de s’assurer de la fidélité et du dévouement des disciples.
— Pray Mev, c’est quoi ? demanda Robillard.
— J’en sais rien. Vous ne trouverez pas cette croix dans mes catalogues, c’est leur modèle à eux, leur sigle. Je le reproduisais, ils me payaient en liquide, c’est tout. Rien d’illégal là-dedans.
— Ces nouveaux, c’étaient des hommes ?
— Que des hommes, oui. Des jeunes, je sais pas, la vingtaine. Il y avait pas mal de mecs sortis des banlieues, je sais les reconnaître, ces types-là. Leurs fringues, leurs manières…
Sharko pensait à Mélanie Mayeur. Rien de tout ça pour elle. Elle n’appartenait pas au cercle.
— Ils constituaient un groupe satanique ?
— Vu ce qu’ils demandaient, faut pas sortir de Saint-Cyr pour le deviner.
Le flic montra une autre photo, celle du cadavre du château d’eau.
— Et lui ? Il est venu chez toi ? On l’a découvert il y a trois semaines dans l’Yonne. Pas frais, mais regarde la tache à son cou. T’es tatoueur, t’as forcément dû faire gaffe à ça. Est-ce que ça te parle ?
— C’est l’hécatombe, votre truc. Je… Écoutez, j’ai pas envie de…
Sharko agita avec nervosité la photo devant lui.
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