Franck Thilliez - La forêt des ombres

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Arthur Doffre, milliardaire énigmatique, est sur le point de réaliser un rêve vieux de vingt-cinq ans : ressusciter un tueur en série, le Bourreau 125, dans un livre. Un thriller que David Miller, embaumeur de profession et auteur d'un premier roman remarqué, a un mois pour écrire contre une forte somme d'argent.
Reclus dans un chalet en pleine Forêt-Noire, accompagné de sa femme et de sa fille, de Doffre et de sa jeune compagne, David se met aussitôt au travail. Mais il est des fantômes que l'on ne doit pas rappeler… « Huis clos oppressant, suspense diabolique, plongée violente dans les tréfonds de l'âme humaine. »
Olivier Delcroix —

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Des sonorités vinrent briser le calme de la pièce. La rouquine tendit l’oreille, elle ne rêvait pas.

La mélodie lancinante des cordes. Cette musique… La Jeune Fille et la mort . Il écrivait ! L’embaumeur avait récupéré la machine dans la neige et il écrivait, alors que son épouse était en train de dépérir, là, devant elle !

Quel diable l’habitait ? Comment pouvait-il agir avec une telle cruauté ?

Cathy gonfla la poitrine, réaction organique à cette sonorité qu’elle ne pouvait plus supporter. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle bascula sur le côté, tournant le dos à Adeline.

— Il sait tout… souffla-t-elle. Toute la vérité… Et la seule chose qu’il ait trouvée à faire, c’est de partir sans rien dire, sans un regard, sans une explication… Je ne l’ai jamais vu comme ça… On aurait dit un bloc de glace… Ses mâchoires… Il semblait en vouloir à la terre entière.

Elle serra le drap entre ses doigts.

— II… On aurait dû avoir une conversation… D’habitude, c’est quelqu’un qui écoute, il sait prendre sur lui… Mais là…

Tout se perdait dans sa mémoire. Quand ce calvaire avait-il commencé ? Depuis combien de temps lui mentait-elle, exactement ?

— Ce chalet… Ce que lui demande Doffre, cette histoire de Bourreau… C’est trop… Beaucoup trop… J’ai tout détruit… Tout… Sa confiance…

Adeline contourna le lit et vint s’asseoir devant elle. Elle voulait la réconforter mais se sentait incapable de trouver les mots, comme bloquée.

— J’ai peur, Adeline… Peur de cet endroit… Peur de ce qui va arriver à mon couple… À notre enfant… Je… Je ne le récupérerai pas… Je l’ai trompé froidement… son indifférence me dégoûtait… J’aurais dû continuer à nier…

— Mais non, Cathy… Garder ce secret t’aurait détruite… Il suffit de me regarder… Toi, au moins, tu… tu t’es libérée de ce poids… Moi, tu sais… ça fait dix-huit ans que mon silence me pèse sur le cœur.

Elle fixait les barreaux du lit de Clara. Sans même s’en rendre compte, elle s’était mise à caresser la main de Cathy.

— Je… j’avais douze ans quand ça s’est produit… Le 9 juillet 1988. Je m’en souviendrai toute ma vie.

Sans bouger, Cathy tourna le regard vers Adeline.

— Cet après-midi-là, mes parents étaient partis faire des courses… Comme souvent, je suis restée à la maison avec mes frères, Éric et Pascal, des jumeaux qui ont deux ans de plus que moi, et Dakari, on l’appelait Dakari… le fils des voisins.

Ses cordes vocales semblaient la torturer à chaque mot qu’elle arrachait à sa conscience. Et pourtant, Adeline raconta.

— Mon… mon père adorait la chasse et les armes à feu. Chez moi, il y avait des carabines et des tas de revolvers sur les murs. Américains, anglais, français… Ma mère, elle… elle avait toujours été effrayée par ça, elle détestait quand il nous emmenait chasser avec lui… Bien sûr, ces armes étaient toutes déchargées, mais elles fonctionnaient à merveille… De temps en temps, il nous faisait tirer sur des boîtes, dans le jardin… Moi, ça me fascinait, cette force jaillie d’un canon, ce pouvoir… Même tuer des animaux, j’aimais ça…

Après une courte pause, elle continua :

— Ses cartouches, il les enfermait dans un coffre-fort, protégé par une combinaison à quatre chiffres. Mes frères ont essayé des centaines de fois de l’ouvrir, sans succès, car mon père changeait le code très souvent… Mais un jour, j’ai eu l’idée de prendre le fard à joue de ma mère et j’ai mis un peu de poudre sur chaque chiffre, avant que mon père parte chasser… Après, j’ai juste eu à relever les touches sans poudre, 1, 3, 8, 9. Il n’y avait plus que vingt-quatre combinaisons à tester. Et en moins de deux minutes, j’ai réussi à ouvrir le coffre. 3891… J’étais très fière de mon coup… Parce que ces armes, je voulais… Je sais pas, je voulais les posséder, je voulais que mes frères fassent quelque chose avec… Qu’ils… Qu’ils tuent des animaux… Je me souviens, je passais mon temps à appeler ça « un coup de maître ». Alors… alors j’ai filé la combinaison à mes frères. En fait, je venais juste d’ouvrir la porte de l’enfer.

Adeline sortit un mouchoir en papier et se tamponna le coin de l’œil. Cathy restait immobile, abattue mais fascinée par son récit.

— Ce fameux jour où mes parents sont partis faire des courses, mes frères et Dakari sont descendus à la cave, avec un Colt, modèle 1889… Et… Et une balle dans le barillet à six coups. Une balle qu’ils avaient prise dans le coffre-fort… Dakari, le petit gros, il… je le vois encore… il ne voulait pas descendre… Mais ils l’ont charrié… et moi aussi, je m’y suis mise… On l’a traité de poule mouillée… Des trucs de gosses qui font qu’à douze ans, tu… tu serais prêt à faire n’importe quoi… Alors Dakari est descendu avec eux… Il était vraiment mort de trouille… Ils lui ont un peu forcé la main… C’est…

Adeline resta là, la bouche ouverte, le front baissé. Cathy dut faire preuve d’une volonté démesurée pour parler.

— Ils t’ont laissée descendre aussi ? demanda-t-elle.

— Ils m’ont ordonné de remonter dans ma chambre… Mais j’ai assisté à tout… Je voulais y assister ! À la cave, il y avait un tas de parpaings en vrac. Je me suis glissée derrière. Les garçons s’étaient assis autour de l’établi de mon père, ils avaient éteint les lumières et allumé une bougie. Leurs… je vois encore leurs visages… Les ombres qui obscurcissaient leurs yeux, leurs pommettes. On aurait dit des fantômes… Et le Colt, au milieu. Ils avaient mis une cassette avec des musiques militaires. C’était en allemand, et ça gueulait… ça gueulait vraiment… J’étais tétanisée… Dakari était juste en face de moi… Je me souviens encore de son regard… Une bête, qui sait qu’on l’amène à l’abattoir, et qui pourtant avance, avance, avance. Eric lui a dit : « Tu es un homme ? Tu es un homme, alors tu vas prendre le revolver et pointer le canon sur ta tempe. Moi et Pascal, on l’a déjà fait. Maintenant, on est tous les deux des hommes ! Mais toi, toi tu dois nous montrer que tu as du cran. On doit tous le faire pour appartenir au groupe. »

Adeline parlait d’un ton détaché, et pourtant, il lui semblait revivre la scène. Les propos, les images, tout lui revenait avec une terrible précision.

— Je me rappelle m’être dit : « Il va appuyer et il va mourir. » C’était… C’était pour moi une évidence… Dakari allait mourir. C’est à ce moment-là que j’aurais dû crier, les menacer de tout raconter, mais… mais je n’ai pas bougé. Je suis restée derrière les parpaings et j’ai continué à regarder par les interstices… J’étais terrorisée, et, en même temps, fascinée… Dakari avait ramassé le flingue, mais son bras tremblait si fort qu’il… qu’il était incapable de le tenir… Alors… il l’a reposé en criant : « Non ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas… » Il pleurait… de la morve s’était mise à couler de son nez… Il a voulu se lever… mais Éric, bien plus fort que lui, lui a posé une main très ferme sur l’épaule. « Prends-le ! Prends le flingue et appuie ! » Et la musique qui hurlait dans la radio ! C’était horrible ! Et là, d’un coup, Pascal, fou de rage, lui a collé le Colt dans la main, l’a forcé à le poser sur sa tempe et… tandis qu’Eric le… l’empêchait de… de bouger, il a…

Adeline se tut, puis elle éclata en sanglots.

— … appui… yé sur la… gâ… gâchette… C’est… C’est Pascal et Éric qui… qui ont tué… Dakari… Quand… Quand je… me suis mise… à hurler… ils… ils m’ont dit que… c’était le gros qui… avait appuyé… que… si je disais la vérité, ils… s’en iraient… pour toujours, que… je ne les… reverrais plus jamais… Alors, quand la police est venue… j’ai… j’ai…

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