David se leva brusquement, une main plaquée sur le tas de feuilles.
— C’est une histoire de dingues ! Plus de vingt-sept années de mensonges, de tromperies… Vous n’aviez donc pas de conscience ?
— Si j’en avais eu une, je ne serais plus ici pour t’en parler. La DST m’aurait descendu, ou le peuple lui-même. Les pressions étaient énormes, les enjeux gigantesques. Ils m’ont surveillé David, de longues années… Et n’oublie pas que tout le temps de ces séances, j’ignorais que Tony Bourne et le Bourreau ne faisaient qu’un. Comment aurais-je pu le savoir ? Il s’est amusé avec moi, et je n’ai rien soupçonné. Les gens n’auraient pas pu comprendre… Ils m’auraient lynché…
David s effondra sur sa chaise.
— Et vous m’avouez ça, à moi… Vous vous rendez compte de ce que vous me racontez ?
— J’y ai longuement réfléchi, crois-moi. Mais je ne pouvais concevoir que tu écrives sur le Bourreau sans palper la mœlle de son âme. Il doit pénétrer en toi autant qu’il a été, et qu’il est encore, en moi. Sinon ton roman deviendra un ramassis de suppositions et de mensonges, comme tout ce qui existe aujourd’hui…
Il pointa l’index.
— Tout cela restera, bien entendu, entre toi et moi… Tu t’es suffisamment renseigné, si j’en crois ton précédent roman, pour savoir qu’« Ils » détestent qu’on remue les affaires classées…
— Vous… Vous m’avez piégé… Vous cherchez à libérer votre conscience, par tous les moyens… Avec ce programme scientifique… Avec le livre, que vous me demandez… Vous le traquez encore, parce que vous n’avez pu le confondre à l’époque…
David laissa tomber son regard sur la photographie de Bourne, pendu au bout de sa corde neuf millimètres.
— Saisis cette chance que je te donne, enchaîna Doffre. Partager un secret d’État, comprendre la façon dont notre cher pays trompe l’opinion pour de simples enjeux politiques. À partir de maintenant, tu vas pénétrer dans le cerveau d’un tueur en série. N’est-ce pas ce que tu recherches, au fond de toi ? Ce moyen d’approcher au plus près les frontières interdites ? La mort ? Le mal ? Quelque chose t’habite, David. Quelque chose dont tu ignores la force. C’est pour cette raison que tu es ici, avec moi.
Le Bourreau, Doffre, la personnalité de l’un venue habiter l’autre, par le biais de séances de psychanalyse. Un transfert de consciences… L’homme au costume immaculé actionna le moteur de son fauteuil roulant, direction la sortie, puis s’arrêta brusquement.
— Ah ! J’oubliais.
Il fouilla dans la poche intérieure de sa veste et en sortit une enveloppe qu’il jeta sur le bureau.
— Des photos de moi, plus jeune, ainsi qu’un premier bon au porteur. As-tu réfléchi à mon personnage ?
Pas de réponse. David se tenait le front dans les mains.
— David ?
— Un personnage ? Euh… Oui… Il faudrait que… je regarde vos photos, mais vous serez le flic que vous avez… commandé. Un… Un commissaire assoiffé de traque, hors norme, hors-la-loi, incisif… Tout ce que vous voulez… Vous…
Doffre l’interrompit d’un rire franc.
— David, David, David, décidément ! Ai-je fait le bon choix en t’embauchant ?
— Je… Je ne comprends pas bien…
— Ce n’est certainement pas dans la peau d’un flic que je veux me retrouver ! Les flics sont si décevants.
Sel amer sur la langue. David bégaya :
— Le Bourreau… Vous voul… voulez être le Bourreau 125.
Doffre ferma les yeux et pencha la tête vers l’arrière, dans une lente expiration.
— Pouvait-il en être autrement ? C’est le seul moyen pour que son fantôme sorte enfin de moi. Car ce fantôme existe, David. Crois-moi, il existe vraiment… Et tu dois l’exorciser…
Après un court silence, le maître des lieux ajouta :
— Au fait, j’ai constaté à quel point ta fille et Grin’ch avaient… comment dire… sympathisé, tout à l’heure. Mais, comme je l’ai déjà dit, tu veilleras à ce qu’elle ne s’attache pas trop à ce cochon. Personne ne va venir le récupérer, mais… nous devrons le pendre, dehors, avec les autres… Exigence des entomologistes… Et c’est toi qui t’en chargeras.
Et la porte claqua, enfermant David au cœur de la nécropole de mouches.
Cathy émergeait avec mollesse de la brume des songes. Un premier réflexe avait failli la précipiter vers la fenêtre, à l’affût du facteur et des lettres de Miss Hyde… Mais elle s’était rendormie, profondément. Lorsqu’elle ouvrit de nouveau les paupières, tout lui revint en mémoire. L’isolement, la nécropole suspendue. Ces dépouilles offertes à l’appétit du temps et aux hordes ailées. Mais, curieusement, elle se sentait bien et n’éprouvait plus aucune tension, ni dans les muscles, ni dans la tête. Elle traîna au creux de la couette jusqu’à neuf heures, à caresser la joue de sa fille endormie. Une belle petite blonde aux yeux noirs. Le plus parfait des mélanges, arrivé par la magie de la médecine moderne.
La lumière du jour, qui filtrait à travers un drap blanc que Cathy avait transformé en rideau, flattait les poutres et les lambris d’un jaune chaleureux. Ce matin-là, loin du monde des pots d’échappement, des factures et des tourterelles ensanglantées, le chalet respirait presque la joie de vivre.
Vacances… Un mot qu’elle n’imaginait même plus dans le dictionnaire.
La jeune femme se glissa hors du lit, enfila un épais peignoir de coton et chaussa ses mules fourrées. Clara manqua de se réveiller, avant de se recroqueviller contre sa peluche Nemo. Quant à David, vu l’heure, il devait déjà être rasé, habillé, et imbibé de caféine.
Elle jeta un œil dans le couloir puis revint promener ses doigts sur le dessus de l’armoire, à la recherche de la boîte de comprimés blancs. Elle saisit l’emballage d’Exacyl, plaqué contre le mur, puis avala un cachet, l’oreille attentive aux moindres grincements du plancher.
Elle se dirigea vers la cuisine. Ce qu’elle se sentait légère, à présent ! Elle ne parvenait pas à savoir si elle devait ce bien-être au miracle de l’avortement, ou à ce sommeil réparateur qui l’avait emportée avec la violence d’une marée d’équinoxe. Oui, en définitive, ce serait génial, ici. Rien à prouver, rien à justifier. Plus de lettres, plus d’emails de la folle…
D’agréables odeurs de croissants chauds, de chocolat fondu et de beurre tiède planaient dans la cuisine ouverte, séparée du séjour par un mur à mi-hauteur où étaient disposés des brocs en faïence. Dans la cheminée, les flammes grimpaient haut et fort, libérant une chaleur bienveillante.
Adeline était déjà apprêtée, maquillée, le chignon impeccable.
— David m’a dit que vous étiez plutôt lait et cacao.
— Toute ma famille était orientée café. Mais moi, la sportive, je n’y avais pas droit. Alors, en grandissant, mes habitudes sont restées. Je n’ai jamais bu de café de ma vie… Et puis, ce ne serait pas bon. J’évite les excitants, vu ma nervosité naturelle.
— J’avais remarqué ! Et quel sport pratiquiez-vous ? Avec un physique comme le vôtre, je vous verrais bien joueuse de tennis.
Cathy s’approcha de la table, les mains enfoncées dans les poches.
— C’est un compliment ?
— Plutôt, oui.
Sourire timide.
— Vous êtes loin du compte. J’étais boxeuse. Boxe française, poids léger, les 56–60 kilos. J’ai tout arrêté avant de ressembler à un champ labouré.
Adeline siffla.
— Comme quoi, il ne faut jamais se fier aux apparences.
Elle laissa flotter un silence qui mit Cathy mal à l’aise.
— Bref ! Pour les viennoiseries, c’est du congelé ! reprit-elle. À moins que vous n’ayez une boulangerie sympa à me suggérer ?
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