Dans quelques centaines de mètres.
Dans cette rue immensément droite dans laquelle nous roulons à près de cent vingt kilomètres-heure, poursuivis par un monstre métallique et noir, tous phares allumés.
Cette image me hante encore. Des mois après.
Elle ne s’effacera jamais.
Des années encore à la voir, à la revoir, à en rêver, à interroger son sens mystérieux et tragique.
Nicole a relevé la tête, hypnotisée par notre avancée rapide vers le mur de véhicules qui nous barre la route.
Et nous assistons, tous deux fascinés, à l’irruption soudaine, face à nous, d’une voiture rouge, munie d’immenses pare-chocs scintillants et entraînant derrière elle un grand panache de fumée blanche. Elle vient de déboucher du fond du boulevard, elle roule à contresens dans notre direction. À trois cents mètres de distance, nos voitures foncent l’une vers l’autre à tombeau ouvert.
Je commence à freiner légèrement, je ne sais plus quoi faire.
Car voici la mort qui s’approche.
Charles, lui, accélère. Lorsque sa voiture n’est plus qu’à deux cents mètres, je commence à distinguer son visage dans l’entrelacs de chromes de son pare-chocs avant.
Voici maintenant le dernier message.
Charles met son clignotant.
Le gauche.
Comme s’il pouvait tourner quelque part. Je comprends alors que le message n’est pas là, le message ne désigne pas la direction que Charles veut emprunter. Il me montre celle que je dois suivre, moi. Le message me dit : tourne à droite.
J’accélère et je scrute avec avidité la file ininterrompue de véhicules stationnés sur ma droite. La voiture de Charles n’est plus qu’à une centaine de mètres. Son image grandit, commence à remplir l’écran. Nous nous précipitons l’un vers l’autre de plus en plus vite, aspirés l’un par l’autre comme dans l’œil d’un cyclone.
Voici soudain la sortie.
C’est une impasse.
Je l’aperçois d’un seul coup. Elle débouche, là, sur notre droite, quelques dizaines de mètres plus loin. Je hurle à l’intention de Nicole. Elle agrippe sa ceinture de sécurité et lance ses jambes loin devant elle pour se retenir au tableau de bord. Je pile en braquant à la volée, la voiture dérape, frappe par l’arrière un obstacle que je ne vois pas, elle rebondit brutalement mais s’engage dans l’impasse, heurte une camionnette de plein fouet, les airbags nous collent au siège. La voiture s’immobilise.
Maintenant que nous avons dégagé l’espace, dans la rue droite comme un I, la voiture de Charles et celle de Fontana sont seules face à face.
Elles fondent l’une vers l’autre comme des météorites.
Quand il va découvrir, face à lui, la rutilante bagnole de Charles, Fontana va bien tenter de freiner. Ce sera évidemment trop tard.
Les deux voitures vont s’encastrer l’une dans l’autre à une vitesse cumulée de plus de cent quatre-vingts kilomètres-heure.
Le dernier geste de Charles, je le vois toujours au ralenti.
À l’instant où sa voiture passe à notre hauteur, je le vois très nettement. Il est assis très bas derrière son volant, il a tourné la tête vers moi. Il me sourit.
Le bon sourire de Charles. Fraternel et généreux. Le même que toujours. « T’emmerde pas pour moi. »
Il me regarde dans les yeux. Au passage, il lève le bras dans ma direction.
Son signe d’Indien.
L’instant d’après, le choc est effroyable.
Les deux véhicules se heurtent de face, de plein fouet. Et retombent l’un sur l’autre, enchevêtrés, compressés, confondus.
Les corps qui ne sont pas littéralement désintégrés dans la collision sont transpercés de part en part par des amas de ferraille.
Le feu se déclare d’un seul coup.
C’est fini.
Je dîne chez Mathilde. Je sonne, debout sur le palier, avec mes fleurs, dans mon beau costume grège à fines rayures. Et ma grosse montre de plongée au bracelet vert fluo qui ne me quitte jamais, ce que, évidemment, personne ne comprend. C’est toujours Gregory qui ouvre la porte et c’est toujours Mathilde qui, de loin, de la cuisine, hurle avec joie : « Papa, t’es déjà là ? » Mon gendre me serre inévitablement une main tellement ferme que j’y sens toujours le défi, la proposition de lutte virile. Je ne lutte jamais. C’est fini, ce temps-là.
Mathilde apparaît lorsque j’entre dans le salon. Elle dit chaque fois la même chose en ramenant une mèche :
— Je dois être horrible, oh mon Dieu. Papa, tu te sers un whisky, je reviens tout de suite.
Après quoi elle disparaît dans la salle de bains pour une large demi-heure, pendant laquelle Gregory et moi échangeons quelques banalités dont l’usage nous a appris qu’elles sont sans conséquence, sans danger.
Il a pris de l’assurance, Gregory, depuis qu’il trône au centre de l’appartement que je leur ai offert, un grand cinq pièces au cœur de Paris. À le voir servir l’apéritif et prendre des poses avantageuses, on dirait vraiment qu’il doit sa situation à ses immenses mérites, à ses qualités indéniablement supérieures. En fait, nous sommes tous les deux comme des boxeurs, nous devons notre réussite à la somme des coups de poing que nous avons pris dans la gueule. Je ne dis jamais rien. Je me tais. Je souris. Je dis c’est bien, j’attends ma fille qui arrive enfin dans une robe chaque fois neuve et qui tourne sur elle-même dès son entrée en me disant : « Tu aimes ? » comme si j’étais son mari.
J’essaye de varier les compliments. Il faudrait que je pense à me faire des listes d’adjectifs en prévision des soirées à venir. À raison d’une par mois, le second jeudi, on a vite fait de dépenser ses faibles ressources lexicologiques.
Je me sens toujours pris de court. Je dis : « Épatant » mais ça fait vraiment vieux, ou « Mazette », enfin, des choses comme ça.
Des mots à Charles, je pense.
Par la fenêtre, on aperçoit les flèches de Notre-Dame. Je sirote le whisky que Mathilde n’achète que pour moi. J’ai ma bouteille chez ma fille. Pour autant, il ne faudrait pas en déduire que je deviens alcoolique. Au contraire, je fais même tout pour m’entretenir. Nicole y est très sensible, à cet effort de maintien. Cette exigence. Je me suis inscrit à une salle de sport près de chez elle. Ça fait loin, je ne sais pas pourquoi j’ai choisi celle-là plutôt qu’une autre, c’est ainsi.
On dîne. Mathilde est assez fine pour me donner très vite des nouvelles de Lucie, elle sait que je les attends. C’est mon seul canal vers elle depuis la fin de tout ça.
La fin avec elle, c’était dans l’appartement de l’avenue de Flandre. Je n’attendais personne, ça a sonné, j’ouvre, Lucie est là, je dis :
— Ah, c’est toi.
Elle dit :
— Je passais, je suis montée.
Et elle entre. Pas difficile de deviner le mensonge. Elle ne passe pas, elle est venue spécialement. Et rien qu’à voir sa tête… D’ailleurs, elle en vient tout de suite au cœur du sujet. C’est sa force, ça. Elle n’a pas la politesse des autres, aucune application à sauver les apparences.
— Maintenant, j’ai des questions à te poser, dit-elle en me faisant face.
Elle ne parle pas de s’asseoir, d’aller dîner, rien de tout ça, elle dit « Maintenant », et ça sonne lourd, très lourd, je baisse la tête dans l’attente du premier missile, je sais à quel point ça va être difficile.
— Mais, reprend Lucie, je crois que je vais commencer par la première de toutes les questions : papa, est-ce que tu m’as vraiment prise pour une conne ?
C’est très mal parti.
Nous en sommes sortis à peine quinze jours plus tôt.
La veille, j’ai fait des chèques à tout le monde. De très gros chèques. Mathilde a regardé le sien pour ce que c’était : un inimaginable cadeau de Noël en plein milieu d’année. C’est comme si elle avait gagné à la loterie.
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