— Bien…, dit-il enfin.
Je comprends alors enfin ma présence ici, devant lui.
Techniquement, rien ne la justifie, pratiquement, tout la déconseille. Mais il a voulu en avoir le cœur net. Cette affaire oppose depuis le début deux hommes qui ne se sont quasiment jamais vus, à l’exception des quelques minutes pendant lesquelles je lui ai braqué un Beretta sur la tempe. Ce n’est pas dans ses habitudes, à Dorfmann, de conclure les affaires sous cette forme.
Dans tout enjeu professionnel, il doit y avoir un instant de vérité.
Dorfmann ne pouvait pas me laisser partir sans sacrifier à ce besoin qu’il ressent : me voir en face, mesurer si sa puissance a, ou non, été mise en échec.
Et accessoirement, voir quelle menace je représente pour lui. Mesurer le risque potentiel.
— Nous aurions pu régler tout cela par téléphone, me dit-il.
Évaluer la nocivité de mes intentions à son égard.
— Mais je voulais vous féliciter personnellement.
Décider si je le contrains ou non à une guerre définitive, à laquelle il est prêt parce qu’il peut tout affronter sans état d’âme.
— Vous avez conduit votre affaire de main de maître.
Ou s’il est envisageable d’accepter ma parole. En d’autres termes : sommes-nous des salauds de confiance.
Je ne bouge pas d’un cil. Je soutiens son regard. Dorfmann n’a confiance qu’en une seule chose : son intuition. C’est peut-être d’ailleurs la clé de sa réussite, cette certitude de ne s’être jamais trompé sur un homme.
— Nous aurions dû vous embaucher, lâche-t-il enfin comme pour lui-même.
Il rit de son idée, tout seul, comme si je n’étais plus là.
Puis il redescend sur terre. On dirait qu’il sort à regret d’un rêve éveillé. Il s’ébroue, puis, souriant pour souligner qu’il passe du coq à l’âne :
— Alors, monsieur Delambre, qu’est-ce que vous allez faire maintenant, avec tout cet argent ? Investir ? Créer votre entreprise ? Vous lancer dans une nouvelle carrière ?
Ultime vérification du jugement définitif qu’il vient de porter sur moi. C’est comme s’il me tendait un chèque invisible de treize millions d’euros en le tenant serré entre ses doigts, me contraignant à tirer fort, de plus en plus fort. Pour le moment, il tient bon.
— J’ai envie de calme et de repos. J’aspire à une retraite bien méritée.
Je propose clairement une paix armée.
— Comme je vous comprends ! m’assure-t-il comme si, lui aussi, ne rêvait que de quiétude.
Moyennant quoi, passé une ultime seconde d’évaluation, il lâche le chèque invisible.
Et ça me fout en l’air de comprendre ça : au fond, cette somme n’a aucune importance. Elle passera simplement par pertes et profits.
Au niveau d’Alexandre Dorfmann, ce n’est pas de ça qu’on vit.
Ce n’est pas pour ça qu’on se bat.
Je peux même conserver l’impression de partir avec la caisse.
Dorfmann se lève en me souriant. Il me serre la main.
Je suis un minable.
Je pars avec de la ferraille.
La voiture est tout ce qu’il y a de plus confortable, mais le temps est tout de même très long. 20 h 05. C’est la sortie des derniers bureaux. Les salariés regagnent leurs voitures, à l’exception des cadres qui ont encore deux ou trois heures de travail à assurer, dans le meilleur des cas. Tant que je n’ai pas le feu vert définitif, je m’interdis de penser que j’en ai terminé, que j’ai gagné, raflé la mise, une fois pour toutes. J’ai l’œil rivé sur le téléphone de bord. Il ne se passe rien. Absolument rien. Je me raisonne : pour le moment, rien d’inquiétant. Je refais le calcul une nouvelle fois. J’élargis les marges de sécurité, j’arrondis, tout dépend de l’empressement que mettra Dorfmann à transmettre ses instructions. Je regarde la montre de bord : 20 h 10.
Je m’occupe, j’envoie un SMS à Charles pour lui confirmer l’adresse de l’appartement. Coup d’œil à l’écran du téléphone de bord. Toujours rien. Je suis tenté de regarder une nouvelle fois les photos de Nicole, mais je résiste. Ça va me faire peur et je veux croire que c’est inutile et contre-productif, d’avoir peur maintenant que tout est terminé. Je suis à quelques minutes du plus grand moment de ma vie. Si tout se passe bien, ce sera la grande journée des réparations.
20 h 12.
Je n’y tiens plus. Je compose le numéro du portable de Nicole. Une sonnerie, deux, puis à la troisième « allô », c’est elle, directement.
— Nicole ? Tu es où ?
J’ai crié. Il lui faut quelques secondes pour répondre, je ne sais pas pourquoi. C’est comme si elle ne reconnaissait pas ma voix. C’est peut-être l’effet de panique provoqué par mon hurlement.
— Dans un taxi, dit-elle enfin. Et toi, tu es où ?
— Tu es seule dans ton taxi ?
Pourquoi attend-elle aussi longtemps avant de répondre à mes questions ?
— Oui, ils… ils m’ont relâchée.
— Tu es sûre ?
Quelle question idiote.
— Ils m’ont dit que je pouvais rentrer à la maison.
Ça y est. Je respire. C’est terminé.
Gagné. Je suis le vainqueur.
Une joie incoercible me submerge.
Ma poitrine s’ouvre, envie de crier, de hurler.
Gagné.
Fini le Delambre ANPE. Voici le Delambre ISF sans les impôts. J’en pleurerais. D’ailleurs, j’en pleure, je serre le volant de toutes mes forces.
Puis je me mets à taper dessus avec rage.
Gagné, gagné, gagné.
— Alain…, dit Nicole.
Je hurle de joie.
Bordel de Dieu, j’ai réussi à les enfoncer, tous. J’exulte.
Je peux dépenser 50 000 euros par mois jusqu’à la fin de ma vie. Je vais acheter trois appartements. Un pour chacune de mes filles. C’est dingue.
— Alain…, répète Nicole.
— On a gagné, mon amour ! Tu es où, dis-moi, tu es où ?
Je me rends compte alors que Nicole pleure. Très doucement. Je ne m’en suis pas aperçu tout de suite mais maintenant que j’écoute plus attentivement, j’entends ses petits sanglots, ceux qui me font tant de mal. C’est normal, c’est le contrecoup de la peur. Elle a besoin d’être rassurée.
— C’est fini, mon amour, je te jure que c’est fini. Tu n’as plus rien à craindre. Il ne peut plus rien t’arriver. Il va falloir que je t’explique…
— Alain…, dit-elle de nouveau sans pouvoir aller plus loin.
Elle répète mon prénom, comme en boucle. Il y a tant de choses à lui expliquer. Mais pour cela, il faut du temps. D’abord, la rassurer.
— Et toi, Alain…, demande alors Nicole. Tu étais où ?
Elle ne me demande pas où je suis en ce moment mais où j’étais quand elle avait besoin de moi. Je la comprends mais elle n’a pas toutes les données du problème. Il va falloir lui expliquer qu’en fait, je ne me suis jamais éloigné d’elle, que pendant tout ce temps où elle avait peur, je remportais, pour nous deux, une victoire définitive sur notre chienne de vie. Tout en parlant avec elle, j’ai démarré, je quitte le parking d’Exxyal, je m’engage sur la voie rapide vers Paris.
— Là, je suis à la Défense.
Nicole reste interloquée.
— Mais… qu’est-ce que tu fais à la Défense ?
— Rien, je rentre, je vais t’expliquer. Tu n’as plus rien à craindre. C’est ça le plus important, non ?
— J’ai peur, Alain…
Nous avons bien du mal à nous comprendre. Il va falloir qu’elle dépasse tout cela, ce qu’elle a vécu. Nous allons devoir élaborer tout ça ensemble. Je m’engage sur le périphérique.
— Il n’y a plus aucune raison d’avoir peur, mon amour. (Je me répète, mais que faire d’autre ?) Nous allons nous retrouver tout de suite. (Aller le plus vite possible pour la serrer dans mes bras.) Tu sais ce qu’on va faire ? (L’encourager.) On va repartir pour une vie toute neuve, voilà ce qu’on va faire. J’ai de grandes nouvelles à t’annoncer, mon ange. De très grandes nouvelles ! Tu n’imagines pas…
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